mercredi 11 décembre 2024

X comme un inconnu ou Un poilu entre Art et Devoir

Il a marqué son époque par son sens de l'esthétique et son inventivité. Cependant, son destin, comme celui de nombreux jeunes hommes de sa génération, fut bouleversé par la Première Guerre mondiale. Son nom : André MARE.

*

André Mare (1885-1932) était un peintre, designer et décorateur français. Il est surtout connu pour être l'un des fondateurs de l'Art déco. Né à Argentan, en Normandie, il a étudié à l'École des arts décoratifs et à l'Académie Julian à Paris.

Il a exposé pour la première fois au Salon des Indépendants en 1906 et au Salon d'Automne en 1912, où il a présenté « La Maison Cubiste » en collaboration avec d'autres artistes comme Raymond Duchamp-Villon et Roger de la Fresnaye. Cette exposition a marqué un tournant dans sa carrière, le consacrant comme décorateur.

En 1919, il a cofondé la Compagnie des Arts Français avec l'architecte Louis Süe, et ensemble, ils ont contribué à l'Exposition Internationale des Arts Décoratifs de 1925 à Paris.

André Mare est décédé à Paris en 1932, mais son héritage perdure à travers ses œuvres et son influence sur le mouvement Art déco

*

Mais durant la Première Guerre mondiale, André Mare a joué un rôle important dans le développement du camouflage militaire. Je m’explique….

En août 1914, il est appelé sous les drapeaux ; il est déjà marié à Charlotte et est le papa de deux enfants. Une petite boîte d’aquarelle et un carnet de croquis à couverture verte sous le bras, le voilà parti pour le 47ème Régiment d’Artillerie.

Ses parents le destinaient à la Magistrature, mais lui ne rêve que de peinture ; conscient toutefois qu’il ne peut vivre de sa passion, il se destine à la Décoration.

Charlotte s’est engagée comme infirmière bénévole à l’hôpital 27, dans une école à Bernay, dans l’Eure. Le couple échange des lettres : « je ne puis rien écrire d’autre, cela ne te parviendrait pas » écrit André à son épouse ; mais celle-ci connaît déjà l’horreur des « premiers blessés gisants sur la paille souillée dans les wagons à bestiaux, l’improvisation des secours sanitaires, l’horreur des blessures qui pourrissent sous les mouches et la crasse, la gangrène gazeuse qui provoque des morts foudroyantes ».

Nous sommes en novembre 1914 et la guerre de position a bien commencé ; les hommes s’ennuient, André s’ennuie, alors il commence à écrire, pour survivre, comme il dit. Il dessine, il observe.

« Faméliques et tondus pour se protéger des poux, les premiers prisonniers allemands affrontent le regard des soldats français : les officiers sont tous jeunes, 17 à 23 ans, assez élégants. Ils se tiennent dans un coin et debout. Les hommes sont plus loin, assis par terre. Couverts de poussière et n’ayant pas mangé depuis 3 jours. L’après-midi, j’ai vu défiler 1300 autres. Presque tous maigres et jeunes. Des crânes bizarres. Beaucoup d’aspect rachitique, longs cous, occiputs énormes, oreilles comme des plats. Physionomies antipathiques, pas l’allure de vauriens, mais celle de gens à mener entre deux gendarmes ».

Le 20 août 1915, il écrit à Charlotte qu’il s’est acheté un « vest-pocket Kodak pour 45 francs ! » Et d’ajouter « à près tout, c’est peut-être ma dernière fantaisie... »

Ca y est : sa demande de mutation est enfin accordée ! Comme il dit : « il quitte le certain pour l’incertitude ». Après une brève formation à Paris, il est nommé à l’atelier d’Amiens : sa mission consiste à faire du repérage sur le front pour y cacher des observatoires.

SEGONZAC et MARE se font une spécialité de réaliser de faux arbres, des périscopes camouflés dans une ruine, de fausses meules de foin.

André est ravi : il travaille désormais aux côtés d'autres artistes pour créer des moyens de tromper l'ennemi. Il participe à la réalisation de motifs et structures pour tromper l'ennemi, mêlant ingéniosité et art dans un contexte de guerre.

Il n’en demeure pas moins inquiet pour sa femme et ses enfants, une inquiétude qu’il essaie de dissimuler sous couvert de l’humour ; par exemple, devant les ruines d’Ypres, il lui écrit : « Ah ! J’ai tout de même une sacrée veine de pouvoir faire du tourisme comme ça. Il n’y a qu’une chose qui m’ennuie, c’est que tu vas encore m’accuser de ne jamais t’emmener avec moi dans mes voyages. Enfin ! »

Malgré l’horreur du front, Mare a continué à dessiner, peindre, photographier, laissant un témoignage poignant des paysages dévastés, des combats et de la vie des soldats dans les tranchées. Ses carnets de croquis et aquarelles témoignent de son regard sensible sur le conflit et des émotions partagées par ses camarades poilus.

Mais André est débordé, la fatigue s’installe : « l’intensité accrue des survols aériens complique les travaux de camouflage » car désormais, « un observatoire doit être invisible non seulement d’en face mais aussi d’en haut ». Il écrira : « j’ai 76 observatoires à placer avant le 29 janvier ».

Le 1er mars 1917, l’atelier de camouflage déménage d’Amiens pour les Grandes Ecuries de Chantilly. Et le 12 mars, il est évacué d’urgence à l’hôpital de Ressons, pour y être opéré de plusieurs éclats d’obus, l’un qui a frôlé la carotide, l’autre dans la cuisse droite. Il sera l’un des premiers « clients » de Georges DUHAMEL.

Dans son 6ème carnet, André commence à intégrer avec ses dessins et photos, des pièces officielles, comme le bulletin de sa blessure ; il est d’ailleurs surexcité et ravi de « sa belle blessure » mais plus chagriné que « sa veste et sa culotte soient dans un sale état. »

Il part pour deux mois de convalescence entre Argentan (Orne) et Paris. De retour à Chantilly, il est envoyé à Noyon, où s’ouvre un atelier dirigé par SEGONZAC, installé dans un couvent à demi démoli.

Nous sommes en septembre 1917 et André pense « qu’il y a 8 chances sur 10 qu’on fasse la paix cette année 1/ parce que les Anglais la veulent, 2/ parce que nous n’en pouvons plus, 3/ parce que cela ne nous sert à rien de continuer. Le seul facteur en notre faveur est l’Amérique... ». Il est renvoyé au front ; mais André n’est pas très heureux d’avoir « repiqué à la guerre. »

Il part en Italie, où il est d’ailleurs frappé par son aspect théâtral ; il est conscient que « nous sommes dans le dernier tournant de la guerre ». Jusqu’en octobre 1917, les Italiens n’ont eu affaire qu’aux Autrichiens.

Dans les montagnes arides et enneigées, il faut camoufler les batteries, les cantonnements, les abris et les déplacements sur les routes. Et ce n’est pas le grand amour avec les Italiens : « ils nous détestent et on les méprise ». Mais comme toujours, André profitera de son séjour – malgré le très grand froid ( - 22°C) – pour faire du « tourisme » et tirer le meilleur parti de son voyage.

Mars 1918, c’est la débâcle : les Allemands ont avancé de 60 km et prennent Noyon ; l’atelier d’Amiens se voit contraint de fuir devant l’ennemi.

André rentre à Paris ; la capitale est « miteuse, triste, vide ». La menace d’invasion allemande est imminente et c’est la terreur parmi les parisiens.

Avec son chef de section, Henri BOUCHARD, André monte une base de camouflage à Franvillers, dans la région d’Abbeville. Les troupes n’ont plus le moral, mais voilà que les Américains arrivent à un rythme accéléré.

Tout est dévasté et il est bien difficile de concevoir un camouflage, sans abri, sans arbres, sans ruines.

Après quatre années de guerre, André n’ose pas imaginer une fin plus proche. Il n’en peut plus, et se plaint de plus en plus de perdre la mémoire : « j’en ai soupé de la charogne, de l’hypérite (on ne peut même plus chier tranquille sans risque de se faire poisser les fesses par cette saleté-là) et de toutes les autres cochonneries quotidiennes. »

Il est temps que l’Armistice arrive, tous les hommes sont à bout….

« Les Boches ont fait une retraite admirable, ne laissant rien. (…) Aujourd’hui, ça y est, c’est fini. C’est tellement étonnant que ça écrase ».

Et bien évidemment, André n’oubliera pas de parler de l’Alsace dans ses carnets, une Alsace meurtrie mais libérée ; à Strasbourg, la fête bat son plein : « jamais je n’ai vu une ville aussi pavoisée, ornée, fleurie et joyeuse, que Strasbourg. Les rues sont pleines de monde, d’Alsaciennes en jupes rouges ou vertes suivant qu’elles sont catholiques ou protestantes, de soldats français et aussi d’Allemands, ce qui est un singulier spectacle, car les Alsaciens qui servaient dans l’armée allemand ont été renvoyés et ils ont encore leur uniforme, orné seulement de cocardes tricolores. »

Après la guerre, André Mare a repris sa carrière artistique, contribuant au renouveau esthétique des années 1920. Mais son expérience de la guerre a profondément marqué son œuvre, inscrivant sa mémoire dans le patrimoine collectif de la Grande Guerre.

Dans son dernier carnets de guerre, il a écrit : « il y a ceux qui ont fait la guerre, et les autres. » Et André MARE n’oubliera jamais….

On ne ressort jamais indemne d’une telle ignominie.

*

Pour en savoir plus :

Le camouflage en 1914-1918: Les artistes combattants au secours de leur pays | Le Paratonnerre

Le camouflage, c'est de l'Art ! - Grande Guerre : territoriaux bretonset normands du 87 DIT

Les artistes face à la guerre : Panneaux.pdf

Le premier Poilu de Bouchard | archeographe

Musée Fernand Léger- André Mare - Ville d'Argentan

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire