Nous voici donc embarqués au cœur d’un secret de famille ; une simple recherche sur internet, et c’est la suspicion assurée ! Car Anne Décimus est décédée en 1964 ; son adresse était alors celle d’un asile d'aliénés dans la région bordelaise. Il n’y a plus aucun doute possible puisque la date d’entrée de son Agrand-mère à l’asile Chateau-Picon, le 10 septembre 1926, coincide avec l’accueil à l’orphelinat de sa grand-mère.
Stéphanie Dupays se plonge alors dans les archives : « il y a de quoi se perdre dans cette jungle de papier et oublier l’existence de l’extérieur, du grand air et de la lumière. Chaque boite ouverte contient l’espoir qu’lle me délivrerait des faits, des dates, des explications que je n’ai pas obtenus des vivants.»
Mais il lui faudra faire appel à quelques « connaissances » bien placées pour accéder au « Registre des aliénés placés volontairement et d’office » dans l’asile de Bordeaux, aux notes des aliénistes, et surtout aux lettres adressées par Anne aux psychiatres.
Ce récit est merveilleusement bien documenté sur la vie des malades, le quotidien de l'asile, les terribles restrictions alimentaires qui ont touché l'institution psychiatrique durant la dernière guerre (encore un tabou !), les traitements archaïques d’un autre temps : enfermement, contention, douches, traitements de choc, que son aïeule a vraisemblablement subis…..
La narratrice passe en revue l’histoire de la psychiatrie, en revisitant les écrits de Nelly Bly et Albert Londres, en citant quelques passages d’auteurs célèbres et de médecins avant-gardistes :
« Adoucissons leur sort, traitons avec bonté
Ces malheureux bannis de la société
Par de rude traitements, ne les effarouchons pas
Que des objets riants ne montrent sur leurs pas
C’est par ces quelques vers que commence la thèse d’Esquirol ».
Elle n’en oublie pas moins les nouvelles technologies et recherches d’aujourd’hui : « L’épigénétique a montré que les épreuves, les chocs, les deuils qu’ont vécus nos ancêtres ne se lèguent pas seulement par le climat familial ou la fréquentation des personnes mais marquent le patrimoine génétique qui se transmet de génération en génération. »
C’est une magnifique quête des origines, un cheminement intime vers la compréhension des malentendus et des non-dits qui dérangent. Nous avons tous dans nos familles des ancêtres oubliés, gommés des mémoires parce que leur existence contrarie et embarrasse.
Stéphanie Dupays replace son arrière-grand-mère une voix à une femme extraordinaire qui ne savait pas comment supporter le monde et qu’on a réduite au silence. Elle prouve que la littérature peut apaiser les fantômes.
Anne Decimus est donc morte de chagrin ? « C’est la meilleure version de l’histoire, celle qui a le pouvoir de réparer tous les dégâts. Chacun s’arrange comme il peut avec la souffrance. »
….. mais quelquefois, « on écrit pour admettre qu’il y a des choses que l’on ne peut connaître.»
*
Née en 1978 à Bègles – petite commune de la banlieue bordelaise - Stéphanie Dupays, est une écrivaine, haute-fonctionnaire et critique littéraire française. Ancienne étudiante de l'École nationale de la statistique et de l'administration économique Inspectrice de l'Inspection générale des affaires sociales, elle a déjà publié
deux romans au Mercure de France :
Brillante en 2016 (prix Charles-Exbrayat)
Comme elle l’imagine en 2019
des ouvrages collectifs et essais
Le Goût de la cuisine en 2015
Déchiffrer les statistiques économiques et sociales en 2008
Politiques sociales en 2011
*
Pour en savoir plus :
L’asile public des aliénées de Bordeaux : hygiénisme en psychiatrie etrationalisme architectural (Persée)
L’asile des femmes aliénées de Bordeaux (Gallica)
Centre hospitalier spécialisé Charles-Perrens (Wikipedia)
Histoire de la psychiatrie en France (Michel Caire)
10 jours dans un asile de Nelly Bly
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