Ecrire l’histoire d’un ancêtre est compliqué et tout récit n’en demeure pas moins une supputation. D’où l’importance de bien lire les documents… Qu’ils soient actes d’état civil ou bien recensements, tous apportent une « petite pierre » à l’édifice. Ensuite, il faudra réfléchir un peu, en tirer certaines déductions et savoir déchiffrer la « petite » dans la « Grande Histoire ».
Elisa TANCREZ est née le 9 juillet 1861 à Carvin, dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais.
La Compagnie des mines de Carvin a été officiellement créée le 29 juillet 1857 et a reçu sa concession minière le 19 décembre 1860. Mais Carvin n’est encore qu’un village qui ne demande qu’à prospérer avec les industries minières. Et pour le moment, la famille CABOCHE travaille dans le textile.
Elisa arrive au sein d’une famille déjà bien agrandie. Sa mère Clotilde CABOCHE a eu 11 enfants dont 5 décédés dans les premières années de leur vie ; de même, elle a perdu son époux en 1857. Au domicile restent autour d’elle, Auguste 20 ans, apprenti tailleur, Charles 15 ans, ouvrier fileur, Louis 14 ans, Émile 11 ans et Jean Baptiste bientôt 4 ans. Clotilde est couturière.
Sur son acte de naissance (AD 62 n°125 page 1203), Elisa est inscrite comme « enfant naturel » c’est-à-dire que le père n’est pas mentionné ; sa mère Clotilde connaît très certainement le père de son enfant ; aussi nous lui laisserons envisager un jour peut-être de raconter son histoire à sa fille….
Non reconnue par un père « non nommé » voire « inconnu » Clotilde est veuve depuis le 3 novembre 1857, il est donc impossible que le défunt soit le père…. Elisa porte alors le patronyme de sa mère : TANCREZ.
En 1871 et comme beaucoup de régions françaises, Carvin est touchée par les événements de la Guerre franco-prussienne. Durant cette période, la ville a probablement été confrontée aux conséquences de la guerre, telles que des mouvements de troupes, des réquisitions et des difficultés économiques. Au vu du peu de documentation en ligne relatant ce passage de l’histoire carvinoise, je peux toutefois affirmer que l’armée prussienne s’est arrêtée aux environs de Bapaume, après le siège de Péronne : les Prussiens étaient trop pressés de faire celui de Paris…. Ils ont avancé dans d'autres régions de France, y compris le nord-est, où ils ont pris des villes comme Sedan, Gravelotte, Metz et Strasbourg.
Cette avancée a finalement conduit à la défaite de la France et à la signature du Traité de Francfort le 10 mai 1871, marquant la fin de la guerre et l'annexion de l'Alsace-Lorraine par l'Empire allemand.
C’est vraisemblablement à cette période que la famille CABOCHE-TANCREZ s’installe sur Lens.
Fille naturelle de Clotilde TANCREZ, mon AAgrand-mère maternelle Elisa TANCREZ a eu plusieurs frères et sœurs :
Clémence CABOCHE née le 18.05.1840 à Carvin, domestique dans la famille Mordacq, charcutier de la commune (Recensement Carvin 1856) ; elle avait donc quitté le « cocon » familial lorsqu’Elisa est née, et en 1869 a épousé Charles Frédéric BOVAR sur Lille,
Auguste Joseph CABOCHE, né le 11 novembre 1841 à Carvin, tailleur d’habits, s’est uni à Augustine TOULOUSE, qui le laissera veuf avec un nouveau-né de quelques jours….
Elisa CABOCHE, née le 18 septembre 1843, décèdera 18 mois plus tard,
Charles François CABOCHE, né le 11 août 1845, marié à Sophie MARTINACHE en 1871, est ouvrier mineur de profession,
Louis Joseph CABOCHE, né le 6 juin 1847, ouvrier mineur, marié en 1877 à Caroline Josephe MIELLET et deux enfants nés en 1859 et 1864,
Enfant morte-née CABOCHE, le 12 juin 1849,
Jules CABOCHE né le 17 juin 1850, décédé à l’âge de 8 ans,
Floribonne CABOCHE, née le 02 juillet 1852, décédée à 13 jours,
François CABOCHE, le jumeau de la précédente, né le 02 juillet 1852 et décédé à 8 jours,
Emile CABOCHE, né le 26 novembre 1853, charbonnier – ouvrier mineur, marié à Adolphine VANESSE en 1876,
et enfin Jean Baptiste CABOCHE, né le 13 février 1857, ouvrier mineur, qui épousera Marie Judith BOT en 1879.
Beaucoup d’unions, mais aussi beaucoup de larmes...
A cette époque, il existait une très forte mortalité : les enfants étaient particulièrement vulnérables aux maladies et aux mauvaises conditions de vie. La mortalité maternelle était un problème majeur ; les conditions médicales étaient rudimentaires, et les accouchements se faisaient souvent sans assistance médicale adéquate. Les infections post-partum étaient courantes, et les complications pendant l'accouchement pouvaient être fatales.
A la fin du XIXème siècle, la malnutrition est encore un problème essentiel dans les régions industrielles où les ouvriers avaient peu de moyens pour subvenir aux besoins alimentaires de leur famille.
Si les conditions d’insalubrité des logements ne sont plus à prouver (voir références ci-dessous Pour en savoir plus), nos ancêtres ont également à subir de nombreuses maladies : angines de poitrine, maladies épidémiques (choléra, typhus, diphtérie, coqueluche, variole), la tuberculose bien sûr, et les maladies vénériennes dont on parle peu… la plus connue étant la syphilis.
Et n’oublions pas l’alcool..
*
Le 15 novembre 1878, Elisa TANCREZ met au monde son premier enfant : Albert-Louis. Elle n’a que 17ans.
Ensemble, avec mon AAgrand-père Louis François HERBEZ, ils ont décidé de vivre ensemble ; ils ont toute la vie devant eux ! Pour le mariage, on verra plus tard ; il n’y a pas suffisamment d’argent, alors ils attendront ; ils s’aiment et c’est l’essentiel ; Elisa a déjà vécu de douloureuses épreuves, une de plus ne lui fait pas peur...
La femme d'un mineur, qu’elle soit épouse, mère ou sœur, se trouve souvent confrontée à des épreuves que l’on ne saurait imaginer. La vie auprès d’un homme qui travaille dans les mines est marquée par la dureté du quotidien, par les sacrifices et les incertitudes qui pèsent sur chaque pas. Pourtant, au milieu de l’ombre des galeries, et des lendemains incertains, il y a une petite lumière qui brille : celle de l’espoir, du courage et de la résilience.
Quoiqu’il arrive, Elisa doit continuer à avancer. Elle doit surmonter les épreuves, traverser les tempêtes, et surtout ne jamais se laisser engloutir par la peur ou la lassitude. La vie ne l’attend pas et les responsabilités qu’elle porte sont lourdes, mais elle sait qu’elle a la force en elle de tenir bon. Elle avance pour ses enfants, pour son foyer, pour cet amour qu’elle porte envers celui qui travaille sous terre, et dont elle ne sait jamais s’il rentrera sain et sauf le soir.
Grâce à une cousine, j’ai pu mettre un visage sur mon AAgrand-mère Elisa. Que de misère endurée sur ce visage….Comme beaucoup de femmes habitant dans les corons, Elisa présente un visage « fatigué », avec des cernes creusées sous ses yeux foncés et tombants, une peau parcheminée… Epuisée, mais élégante : elle a ramené en chignon ses longs cheveux. Quel âge peut-elle avoir sur cette photo (en haut à gauche) ? 50 ans ? Elle semble porter tout le désespoir des mères qui ont enterré frères, sœurs, cousins et enfants….Et quoiqu’il arrive, se doit de continuer à avancer.
Louis François et Elisa ont eu 18 enfants dont les 3 premiers sont nés hors mariage et au domicile de la grand-mère Clotilde, rue Bassée :
Albert Louis est né le 15 novembre 1878 à Lens ; il est l’aîné de la fratrie et mon Agrand-père
Augustine Eugenie, née le 7 février 1882 à Lens
Louise, née le 22 août 1883 à Lens
Eugène Joseph, né le 22 octobre 1885 à Lens, au domicile de ses parents, rue Neuve des Remparts,
Marie, née le 2 juillet 1887 à Lens
Angélique, née le 16 mars 1889 à Lens
Prudent Louis, né le 15 novembre 1890
Germaine, née le 16 septembre 1892 et décédée le 25 mai 1893 : elle avait à peine 8 mois ; au mois d’août, Elisa perdait sa mère Clotilde, âgée de 77 ans ;
Germaine, née le 5 mars 1894 à Lens, vient remplacer sa petite sœur, décédée précédemment : peut-être une aide pour Elisa qui doit faire le deuil de cette mort mais un héritage difficile à porter pour cette petite Germaine,
Léonie, née le 5 décembre 1895 à Lens
Louis, son jumeau, né le 5 décembre 1895
François Adolphe, né le 27 janvier 1899 à Sallaumines, où la famille a désormais décidé de s’installer,
Louis Quatorze, né le 29 mars 1900 à Sallaumines,
Olga, née le 28 août 1901 à Sallaumines
Joseph, né le 24 mars 1903 à Sallaumines
Marthe, née le 14 août 1904 à Sallaumines, qui ne vivra que 22 mois,
Felix, né le 4 décembre 1905 à Sallaumines, qui décédera le mois suivant.
Elisa a désormais 44 ans ; la famille revient s’installer à Lens.
Comment est-il possible d’avoir eu autant d’enfants…. Je pense qu’Elisa devait être une femme très docile et dans l’incapacité de se mesurer à son époux : il était inenvisageable pour une femme autrefois de se refuser à mon mari…. A l'époque, on ne parlait pas encore de violences intrafamiliales....Quant à les abandonner….
Sous le régime de Napoléon déjà, en 1810, l’article 317 du code pénal énonçait les peines encourues pour toute pratique abortive. Quant aux abandons, le Roi de France Henri II avait déjà proclamé un édit en février 1556 « sur le recelé de grossesse et d’accouchement ». Et les moyens de contraception ?….
A l’inverse d’un modèle de famille bourgeois, Malthusien et ayant accès « aux savoirs », co-existe un autre modèle de famille, ouvrier, populaire, pauvre et ayant peu, voire pas du tout accès à la connaissance ; très jeunes, les enfants devaient aller travailler pour soutenir leurs parents. Il faut dire que les salaires étaient si maigres (à peine quelques francs par semaine) que tous travaillaient pour la mine, hommes, femmes et enfants….
Il y avait peu de place pour les loisirs et la préoccupation première de mes AAgrands-parents n’étaient très certainement pas de faire de longues études… faute d’argent ! N’oublions pas non plus, que la Compagnie des Mines pourvoyait (ou presque !) aux besoins de ses mineurs, qui avaient notamment obligation d’envoyer toute leur famille travailler dans les carrières, sinon, ils se retrouvaient tous à la rue !
Nos aïeux n’avaient pas de congés payés (il faudra attendre 1936 et le Front Populaire !) ; les journées de travail étaient pénibles et longues (près de 14h pour certains) ; aucune place pour des conditions de travail sécurisées ! Quant aux 35 heures hebdomadaires, même pas en rêve ! A l’arrivée de leur unique repos de la semaine, le dimanche, ils devaient être épuisés, au-delà de tout entendement….
L’excès de travail n’engendre pas à la réflexion : il abrutit.
Louis-François s’est éteint en 1912, laissant Elisa à charge de 8 enfants encore….
Mais le pire arrivait….. Les Allemands envahissent la Belgique et sont aux portes du pays lensois. Les civils doivent alors fuir….
Après la Première Guerre mondiale, de nombreuses femmes se retrouvent seules, marquées par les pertes et les épreuves. Elisa a la chance – car il faut ici mesurer que s’en est une – de n’avoir perdu aucun fils à la guerre. Mais elle doit réapprendre à vivre dans un monde transformé ; elle porte sur ses épaules le poids de la reconstruction, tant matérielle qu’émotionnelle. La guerre ne laisse personne indemne.
Face à l'absence de Louis-François, Elisa est le pilier de la famille ; son quotidien est rythmé par le travail, les soins apportés aux enfants, et le courage d’avancer malgré les souvenirs douloureux.
Elle doit se battre pour offrir un avenir à sa progéniture, pour reconstruire une vie digne et pleine de sens. Sa résilience est telle qu’elle a montré qu’il est possible de se relever et de bâtir, même dans les moments les plus sombres.
J’aime à penser qu’Elisa avait aimé Louis François d’un amour profond, celui qui traverse les épreuves et défie le temps. Ils s’étaient trouvés dans la simplicité d’une vie commune, bâtissant ensemble un foyer, où la tendresse n’avait pas toujours sa place, mais où la complicité et les mêmes projets d’avenir les avaient unis.
Même après sa disparition, il était resté présent dans chaque instant de son quotidien : d’ailleurs, elle lui parlait, dans le secret de ses pensées, certaine qu’il l’entendait et qu’il approuvait ses choix.
L’amour qu’elle lui portait n’avait pas fléchi. Il avait grandi, se transformant en une force qui l’avait soutenue dans les années de solitude et d’épreuves. Pourtant, elle savait au plus profond d’elle-même qu’un jour, elle le retrouverait.
Et ce jour était venu. A 78 ans et 11 mois, après une vie de labeur bien remplie, dans la sérénité de ses derniers instants, elle ferma les yeux avec une douceur presque palpable. Elle allait vers lui, le cœur léger, guidée par cet amour qui n’avait jamais cessé de la lier à Louis François.
Enfin réunis, ils n’auraient plus à souffrir de la séparation. Leur histoire, marquée par la force de leurs sentiments, se prolongeait désormais dans l’éternité.
Trente quatre ans de vie commune, et Elisa ne l'a jamais trahi... même lorsqu'il est parti bien avant elle....
*
Pour en savoir plus :
Louis-René Villermé (1782-1863) Aperçu biographique
La vie dans la maison du mineur dans les années 1900
Les conditions de vie et de travail des jeunes mineurs du XIXe siècle
Une famille de mineurs de fond
Contribution à l’étude de la pratique médicale en France au 19ème siècle
Histoire d’Antan et d’à présent
Les grandes épidémies (Gallica)
Comment prévenait-on les naissances avant la contraception moderne ?
Evolution des idées dans les méthodes de contraception
Edit d'Henri II de février 1556contre l'infanticide
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