dimanche 26 janvier 2025

Une rencontre au marché

En cette matinée de printemps 1870, le marché d’Autun est en pleine effervescence. Les marchands interpellent les passants, vantant la fraîcheur de leurs légumes ou la qualité de leurs étoffes. Parmi la foule, Sœur Constance, sœur portière de l’hospice de la ville, avance d’un pas mesuré, le regard attentif. Aujourd’hui, elle a été désignée par la Mère Supérieure pour faire le marché…

Son habit gris et son voile blanc la distinguent dans la masse colorée ; mais son esprit est en alerte. Elle n’a pas l’habitude de sortir parmi la population ; d’ordinaire, elle accueille les pauvres, les malades, les femmes enceintes en détresse et les enfants abandonnés ; il arrive qu’elle se consacre aux soins infirmiers et à l’éducation des jeunes filles.

Et ce matin, arpentant les étals, son panier de provisions à la main, Sœur Constance est un peu désœuvrée de cette sortie inhabituelle.. C ’est alors qu’elle l’aperçoit….

Une jeune femme, probablement âgée d’une vingtaine d’années, vêtue modestement d’une robe raccommodée, est assise par terre, au milieu de paniers d’osier qu’elle a vraisemblablement tressés à la main. Chaque panier contient pois, haricots, carottes, betteraves, et bien sûr la « treuffe », la célèbre pomme de terre morvandelle.

Sœur Constance se souvient de ce jour où cette petite fille a été déposée à la grille de l’hospice, place du Champs de Mars, sur cette place même où aujourd’hui, elle fait son marché…


En ce jour du 13 septembre 1851, Sœur Constance avait entendu les pleurs d’un bébé et une petite voix toute douce qui tentait de l’apaiser. Lorsqu’elle avait ouvert la porte, elle avait aperçu une silhouette de femme, capuche au vent, s’effaçant dans la nuit, à la lisière du bois et de la ville. L’enfant s’agitait dans son panier, un panier commun comme toute bourguignonne en possédait pour faire des courses. Sœur Constance avait pris l’enfant dans ses bras pour la réchauffer car les matinées étaient plutôt fraîches dans la région.

Ce triste panier bien fatigué ne contenait pas grand-chose : trois chemises de coton, trois mauvais drapeaux de toile, une brassière d’indienne brune doublée de coton, deux sequins de coton non garni, un bonnet de soie noire garni de tulle noir, un maillot de coton blanc doublé de toile blanche et un mauvais oreiller de toile à matelas ; l’enfant devait avoir 3 ou 4 jours au plus ; le cordon ombilical avait été coupé correctement et bandé à l’abdomen.

Décidément, elle ne s’y ferait jamais ! Encore une malheureuse qui avait été contrainte d’abandonner son enfant… Dans la région, de nombreuses femmes vivaient dans des conditions d’extrême pauvreté et n'avaient pas les moyens financiers de subvenir aux besoins de tous leurs enfants ; celle-ci avait dû attendre quatre jours pour s’apercevoir qu’il était impossible de nourrir une bouche de plus…. « Paix à son âme et que Dieu lui accorde son pardon... » ; cette mère devra vivre en pensant chaque jour à cet abandon, et peut-être aux prochains...

Depuis tant d’années qu’elle veillait à l’entrée de l’hospice, Soeur Constance avait vu défiler des dizaines d’enfants abandonnés. Pourtant, il y avait une petite fille qu’elle n’avait jamais pu oublier, une petite fille de quelques jours aux cheveux déjà très noirs. Mais il y avait déjà plus de vingt ans, et il n’était guère possible que…..

Pourtant, elle s’approche doucement.

Excusez-moi, ma fille, ces légumes viennent-ils de votre exploitation ? demande-t-elle pour entamer la conversation.

La jeune femme, surprise, relève la tête, quelques mèches noires sortant de sa coiffe.

Oui, ma sœur. Nous avons une ferme au Petit-Vaucelles, répondit-elle avec une voix douce, légèrement marquée par l’accent du pays.

Oh, mais vous venez de Lucenay-Levêque, c’est à plusieurs kilomètres d’ici…

Oui, ma sœur. Nous sommes venus de bon matin ; je suis avec mon père, il est là-bas avec les vaches que nous allons vendre...

Sœur Constance sent son cœur battre à tout rompre. Elle ne pouvait en être certaine, alors elle continue :

Au Petit-Vaucelles, je crois me souvenir que monsieur Bertin avait une exploitation, bien modeste, mais qui marchait bien….

Monsieur Bertin est mon père….

Soeur Constance n’en croit pas ses oreilles : est-il possible que cette jeune femme soit Anatoline Boiville, l’enfant confiée à monsieur Bertin et son épouse Pierrette ?… Alors elle se lance :

Je m’appelle Sœur Constance, je suis tourière à l’hospice d’à coté. Pardonnez ma curiosité… Mais auriez-vous connu cet établissement autrefois ?

Le regard de la jeune femme se durcit légèrement, comme si elle plongeait dans des souvenirs flous mais familiers.

Oui… Ma mère m’a dit que j’y suis née. Ma mère adoptive Pierrette m’a racontée qu’une religieuse m’avait confiée à elle.

Alors, vous êtes la petite Anatoline.... C’était le nom que nous vous avions donné.

Non, ma sœur. Mon nom est Pauline Boiville.

Leurs regards se croisèrent, et une émotion palpable enveloppa l’instant. Le tumulte du marché semblait s’être évanoui autour d’elles.

Soeur Constance avait devant elle Anatoline Pauline Boiville… C’est alors qu’un petit cri s’échappe d’un des paniers ; la jeune femme se lève et prend un nourrisson dans ses bras ; elle ouvre son corsage et lui donne le sein. Elle semble très fière. Et pour répondre au regard interrogatif de Soeur Constance, elle dit :

Il a un mois et il s’appelle Etienne. C’est mon fils.

Elle porte au creux de son bras plus qu’un simple bébé ; elle porte une victoire, une revanche sur la vie.

Autrefois abandonnée, Anatoline Pauline avait grandi dans l’ombre d’un manque ; elle n’avait jamais connu les bras d’une mère pour la consoler, ni les mots tendres d’un père pour l’encourager. Recueillie par des âmes charitables, elle n’avait rien à reprocher à monsieur Bertin ou à son épouse ; mais elle avait grandi en portant le poids d’une question qui lui pesait chaque jour : « Pourquoi? »

Aujourd’hui, tout cela semble loin. Le poids de l’abandon, qu’elle avait tant redouté de transmettre, s’est évaporé dès l’instant où elle a reçu son enfant dans les bras. Ce petit être, si fragile et pourtant si puissant dans sa capacité à susciter l’amour, avait changé le cours de son histoire.

Dans cette déclaration, il n’y avait pas de colère, pas de ressentiment envers son passé. Seulement une promesse, un choix : celui d’être la mère qu’elle n’avait jamais eue.

Mais Soeur Constance ignore alors que la jeune femme est désormais en quête d’un mari….

*

Pour en savoir plus :

Histoire et patrimoine - Site officiel de la Ville d'Autun

Autun à la fin du XIXe siècle – Académie du Morvan

Suivre les pas d'un enfant trouvé... - Archives Départementales deSaône-et-Loire

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