dimanche 16 novembre 2025

Le sabotier

Il y a, dans les forêts du Morvan, des murmures de copeaux et des parfums de bois frais. C’est là que commence le métier de sabotier. Un artisan des pas, un sculpteur de mouvement, un faiseur de silence sur les chemins boueux.

Le sabotier choisit son bois comme on choisit une histoire : le bouleau, léger et facile à sculpter, le hêtre pour sa solidité, résistant et durable pour des sabot solides, le pin plus tendre mais bon isolant pour des sabots d’intérieur, l’aulne pour sa souplesse et sa résistance à l’humidité, idéal pour des sabots de travail. Il le taille, le creuse, le polit. Chaque sabot est une empreinte, une promesse de marche, un compagnon de route.

Dans les villages, on entendait son marteau comme un rythme familier. Les sabots s’alignaient devant les portes, prêts à affronter les saisons. Ils portaient les paysans, les lavandières, les enfants sur les chemins de l’école. Ils résonnaient sur les pavés, dans les granges, dans les souvenirs.

*

Quand l’hiver descend sur les forêts, que la sève se retire dans les racines, le sabotier entre en scène. C’est le moment idéal pour choisir l’arbre à abattre : peuplier, hêtre, érable, bouleau, aulne, pin… parfois même du noyer, noble et dense, mais rare et coûteux. Il ne choisit pas seulement un bois, il choisit une marche, une mémoire, une

matière à façonner. Il pense à Claude qui veut des sabots solides, à Marie qui les pensent plus esthétiques et raffinées pour aller danser…..

Une fois l’arbre débité, il fend les bûches à la taille des sabots à réaliser. Par paire, il les accouple sur son billot, les dégrossit à la hache à bêcher, puis à l’herminette – qu’on appelle aussi asseau – dans un ballet de gestes précis. Vient ensuite la taille, sur son établi, avec le paroir : une longue lame qu’il manie précisément d’un mouvement oblique, descendant, d’arrière en avant. La semelle se dessine, le pointu apparaît sous les attaques du tranchet. C’est là que l’artisan montre toute sa maîtrise : les deux sabots doivent être jumeaux, et cette symétrie se fait à l’œil, avec une dextérité née d’une expérience ancestrale.

Puis vient la creuse, sur un autre établi appelé coche. Les sabots sont calés, séparés, maintenus par une fiche de bois. Le sabotier perce, agrandit, creuse avec la cuillère – une lame tranchante montée perpendiculairement – en y mettant ses deux mains et tout le poids de son corps. Il affine ensuite avec la rogne ou roanne, puis polit les aspérités avec le racloir.

Enfin, il orne. Avec la rainette, il grave des motifs géométriques ou floraux, comme une signature discrète sur le bois. Sa journée, longue de 10 à 12 heures, lui permet de façonner 6 à 7 sabots, s’il est bon ouvrier.

Et lorsque la nuit tombe, il est temps de rentrer pour la soupe…..

*

Il fait encore nuit quand il pousse la porte de son atelier au petit matin. L’odeur du bois humide flotte dans l’air, mêlée à celle plus âcre de l’huile de lin et de la suie. Sur l’établi, des pots cabossés, des fioles brunies, des cuillères en bois tachées par le temps. Ce sont ses recettes. Ses secrets. Comme ceux que monsieur Morand a rassemblés dans un petit livret, comme on consigne des formules d’alchimiste.

Aujourd’hui il n’est pas seul. Sa femme participe à la finition, à la décoration, parfois même au creusage quand la commande est importante. Mais là, Il est question de noir, ce noir profond qu’elle doit appliquer sur le bois pour le protéger, le patiner, le faire durer. Un mélange de suie, d’huile, parfois de vinaigre ou de térébenthine. On le chauffe, on le frotte, il pénètre les fibres et donne au sabot son allure rustique, presque noble.

Et quand le sabot se fend, se blesse, se fatigue, on sort le mastic. Une pâte faite de sciure, de colle, de cendre ou de farine. On la malaxe, on la glisse dans les fissures, on la lisse avec soin. Elle sèche lentement, puis se fond dans le sabot comme une cicatrice discrète. Puis vient la couleur vieux-chêne, chaude, dorée, patinée comme un meuble ancien. On y mêle du brou de noix, un peu d’huile, parfois un soupçon de pigment. Le bois s’en imprègne, prend des reflets de miel ou de tabac, selon la lumière.

Une mémoire de mains calleuses. Une ode aux matières simples, aux savoirs transmis sans bruit. Il ne parle pas seulement de technique, mais de respect du bois, de l’outil, du temps.

Dehors, les enfants, eux, jouent, en attendant de transporter les sabots jusqu’au lieu de stockage, dans un joyeux va-et-vient de copeaux et de rires.

*

Le sabotier du Morvan vivait au rythme des arbres et des saisons ; il a longtemps été un métier essentiel et actif dans les zones rurales. Certes, les sabots s’usaient vite, ce qui assurait du travail, mais les revenus restaient modestes. Les Morvandiaux et les Morvandelles étaient souvent très pauvres et ne changeaient pas si vite de sabots….

Le métier de sabotier dans le Morvan était précaire et fragile économiquement, surtout à partir du XXe siècle, à cause de la concurrence industrielle et de la dépendance aux ressources locales ; les chaussures en cuir ont progressivement remplacé les sabots, rendant le métier moins rentable et plus marginal.

Le travail était physique et saisonnier : le bois était abattu en hiver, les sabots produits en série, souvent dans des conditions rudimentaires. le sabotier était un paysan-artisan, sans reconnaissance professionnelle ni sécurité sociale. Le sabotier vivait en lisière de forêt, dans des huttes précaires, jusqu’à ce qu’une ordonnance royale au XVIIe siècle leur interdise de travailler trop près des bois !

Durant la belle saison, il exerçait d’autres métiers : son activité de fabrication de sabots ralentissait en période de moisson ou de travaux des champs, mais il restait actif dans des tâches complémentaires. Le travail ne manquait pas : fabrication de charbon de bois dans les forêts, préparation du bois pour l’hiver, fabrication d’objets en bois ( cuillers, manches d’outils, petits meubles rustiques…) ou tout simplement participation aux travaux agricoles, telles que moisson, fenaison, battage du grain….

Le sabotier adaptait son travail aux saisons et aux besoins ; cette polyvalence était essentielle pour survivre dans une économie rurale précaire.

*

Pour en savoir plus :

Sabotier— Geneawiki

Les métiers anciens du bois - Musée du bois

Sabotier| Patrimoine du Morvan

(15)1981 Souvenirs de bois et d ardoise Les sabots de Presgaux FLUVORE -YouTube

(15)1968 : Rencontre avec un sabotier d'antan | Archive INA - YouTube

De sabot en sabot à Gouloux, de père en fils avec Pierre Marchand - LeJournal du Centre

Conférence de l'ordonnance de Louis XIV du mois d'août 1669, sur le fait des eaux et forêts. Tome 2 / , avec les édits, déclarations, coutumes... depuis l'an 1115 jusqu'à présent. Contenant les loix forestières de France. Nouvelle édition, augmentée des observations de M. Simon,... & M. Segauld,... | Gallica

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Les commentaires sont les bienvenus et constituent un espace de partage et d’échange. Merci de garder un ton respectueux et bienveillant envers chacun. Les messages contenant des propos offensants, discriminatoires ou publicitaires seront supprimés. Chaque contribution est lue avec attention et peut être modérée avant publication afin de préserver la qualité des échanges. Vos impressions, anecdotes et compléments enrichissent ce blog : n’hésitez pas à participer !