samedi 1 novembre 2025

Marie DEROUILLON ( 1882 – 1941)

 

Janvier 1882. Nous sommes à Bapaume, petite ville du Pas-de-Calais ; l’hiver est exceptionnellement doux pour la saison ; les habitants se relèvent encore à peine des séquelles de la guerre franco-prussienne de 1870–1871 ; le grand mémorial se dresse d’ailleurs au sein du cimetière communal pour ne jamais oublier la terrible bataille qui s’est déroulée le 3 janvier 1871, une bataille vieille de dix ans, mais encore si vive dans les familles et les récits locaux.

Marie est née le 25 janvier 1882, au domicile de ses parents, rue du Fbg d’Albert. Bapaume, la famille DEROUILLON y vit depuis au moins quatre générations….

Marie est la fille légitime de Louis François Joseph DEROUILLON, journalier de 30 ans et de Clémence Joséphine CHOPIN, couturière de 21 ans et également balpamoise de longue date. Marie est l’enfant de tous les désirs ; elle est l’aînée d’une fratrie de 9 enfants ; ses parents ont eu une première petite fille, Thérèse Elisa, née en décembre 1879, mais qui n’aura vécu que 8 mois.

A la naissance de la petite sœur de Marie, la famille déménage rue de Douai, dans le coron Brassard. Son père est journalier, c’est-à-dire qu’il exerce un travail manuel et surtout non qualifié, rémunéré à la journée, d’où son nom.

Mais son père n’est pas mineur…. Le terme « coron » désigne à l’origine les rangées de maisons ouvrières construites par les compagnies minières. Dès la fin du XIXe siècle, il est plus largement utilisé pour désigner des habitations ouvrières , alignées, identiques et en briques rouges. Bapaume, bien que non minière, connaît une activité industrielle - notamment textile - et artisanale importante ; elle accueille des ouvriers agricoles, des tisserands, des tanneurs, etc...Et pour loger cette population, près de son lieu de travail, la municipalité - des entrepreneurs privés - ont construire des corons inspirés du modèle des cités minières.

Le travail ne manque pas à Bapaume, même pour une main d’oeuvre peu qualifiée, corvéable à merci, payée à la journée et sans contrat fixe ; Louis François Joseph ne sait ni lire ni écrire ; mais il sait entretenir les chemins ruraux et les espaces publics, réparer la voirie, transporter des matériaux (pierres, bois, fumier) ; il est ce que l’on appelle un homme à tout faire, toujours là, toujours volontaire.

Il est fort probable que Marie ait profité de la scolarité gratuite, obligatoire et laïque de monsieur Jules Ferry (1881–1882), jusqu’à l’âge de 13 ans, pour y apprendre à lire, écrire, compter, mais aussi à coudre, broder et tenir un foyer ; mais pour s’occuper de la maison, Marie est « à bonne école » avec tous les frères et sœurs qu’elle doit surveiller. En « bonne ménagère » - et c’est tout ce que l’on demande à une jeune fille à cette époque ! – elle sait cuisiner, repasser, tenir une maison, faire des travaux de couture… Et les travaux pratiques ne manquent pas à demeure !

Alors l’été de ses 18 ans, elle part s’installer à Sallaumines, avec Albert Louis, un mineur de fond, ayant tout juste atteint la majorité. Le couple est fou de joie – les parents peut-être un peu moins – à l’arrivée de leur premier enfant ; mais porter les prénoms de son père ne lui porteront pas bonheur : il décédera 4 mois plus tard en 1901. Marie est folle de douleurs et ne veut plus rester dans leur logement. Albert Louis décide alors de se rapprocher de sa famille, sur Lens. Là-bas, ils travaillent tous pour la mine et les femmes, entre elles, soutiendront « sa p’tite Marie », qui se sentira moins seule avec son chagrin.

Marie se remet vite ; elle attend une petite Suzanne pour le mois de décembre 1902 ; le couple aurait bien aimé se marier, mais la situation financière est des plus inconfortable.

Pour ses 21 ans, Marie épouse Albert Louis, à Lens, le 14 février 1903. Mais je doute que la Saint Valentin soit fêtée comme aujourd’hui ; on raconte que Saint Valentin de Terni (Italie), évêque du IIIᵉ siècle, célébrait des mariages chrétiens en cachette, défiant l’interdiction de l’empereur Claude II. Emprisonné, il aurait guéri la fille de son geôlier et lui aurait laissé un mot signé « ton Valentin » avant d’être exécuté le 14 février. « Saint Valentin » est donc devenu le symbole de l’amour fidèle, du mariage et de la tendresse, et il me plaît de croire que les deux tourtereaux s’aimaient intensément, mais que Marie a dû attendre l’autorisation parentale pour le mariage ! Quoiqu’il en soit, un nouvel enfant est né en 1904, Albert Louis, troisième du nom après son père… Naîtront ensuite Kléber en 1906, mon grand-père maternel, puis André en 1909, Gilbert Alfred en 1913.

Et puis, le 3 août 1914, les cloches se sont mises à sonner…. Les hommes parlaient entre eux, les femmes s’inquiétaient, et il a fallu laisser partir maris, frères, enfants….

Dès le début de la guerre, la ville de Lens et son bassin minier sont occupés par les troupes allemandes, une déferlante de violence et de terreur que les français n’ont pas vu arriver ; les combats s’intensifient autour de la ligne de front. Les installations minières deviennent alors des objectifs militaires, bombardées, puis détruites systématiquement par les soldats du Reich pour empêcher leur utilisation par les Alliés.

La ville de Lens n’est plus que l’ombre d’elle-même. Les rues éventrées, les chevalements dynamités, les corons silencieux… tout porte les stigmates de la guerre, la cité minière vit au rythme des bombardements, des rationnements et des ordres imposés.

Pourtant, certaines familles ont choisi de rester, coûte que coûte. Elles ont gardé leur maison, parfois à moitié détruite, leur jardin, leur mémoire. Rester, c’est résister ; c’est veiller sur les vieux, sur les enfants, sur les souvenirs accrochés aux quelques murs encore debout. C’est aussi espérer un retour à la normale, un jour, malgré les bruits de bottes et les silences pesants. Et puis, partir pour aller où….

Marie a accepté de partir ; les mines sont détruites et Albert Louis ne veut pas travailler pour l’ennemi, cet ennemi qui fait peur aux enfants, cet ennemi dont on raconte tant d’horreur ; alors la famille a accepté de partir. Avec beaucoup d’autres familles….

Par trains, par convois, parfois à pied, ils ont quitté leur quartier, leur coron, leur mine. Direction le sud, l’ouest, ou les bassins encore actifs comme celui de Montceau-les-Mines. Le cœur serré, ces famille ont fermé la porte une dernière fois, emportant quelques photos, un tricot, un jouet d’enfant, et beaucoup de chagrin. Aujourd’hui, ils partent, mais demain, que retrouveront-ils…. S’ils reviennent un jour….

Entre ceux qui sont restés et ceux qui sont partis, il n’y a ni tort ni raison. Juste des choix dictés par l’instinct, la peur, l’amour des siens ou l’appel du devoir. Lens, en 1916, est une ville de courage, où chaque famille écrit sa propre page d’histoire, dans la poussière du charbon et les larmes de l’exil.

Albert Louis emmène Marie et leurs 5 enfants : Suzanne 14 ans, Albert Louis 12 ans, Kléber 10 ans, André 7 ans et le petit dernier Gilbert Alfred 3 ans. Ils sont déplacés dans le Bassin minier de Blanzy ; à 38 ans, Albert Louis est affecté pour maintenir la production de charbon, essentielle à l’industrie, aux transports et à l’armée. Ils seront logés dans des baraquements à Saint-Vallier.

Ne pouvant plus travailler dans leurs mines occupées par l’Allemagne, les mineurs du Nord sont redéployés dans des zones non envahies.

Albert Louis n’est donc pas parti au front. Archétype du mineur « chti », il a les yeux bleus, le visage ovale et le menton rond, les cheveux châtains et d’une maigreur extrême. Il n’a pu exercer son service militaire et pour soutenir l’effort de guerre, le Conseil de Révision le maintiendra dans le bassin minier de Blanzy, jugé indispensable à l’économie nationale.

Son état général est jugé trop fragile – fatigue chronique ? Anémie ? Malnutrition - car le travail de fond use prématurément : le travail dans les mines est physiquement très exigeant, mais aussi source de maladies professionnelles : silicose, affections respiratoires, troubles musculo-squelettiques (encore inconnus à l’époque). Albert Louis sera donc exempté pour « raison de service civil prioritaire ».

En Saône et Loire, Albert Louis retrouve ces copains d’infortune ; le travail de mineur reste le même ; certes, à Montceau-les-Mines, la houille est plus maigre, les puits beaucoup moins profonds (jusqu’à 800 m pour les mines lensoises) et les terrils moins imposants. La Compagnie des mines de Lens est réputée pour être très structurée, avec une hiérarchie rigide, une discipline militaire et le travail en trois huit. A Blanzy, l’organisation est plus « artisanale ».

A Saint-Vallier, Marie s’occupe : face à l’adversité, les femmes s’entraident et se serrent les coudes. Si à son arrivée Marie regrette l’ambiance ouvrière des corons lensois, elle apprécie peu à peu la vie communautaire, loin des conflits sociaux et des bombardements. Les journées sont courtes tant il y a à faire ; pour les accueillir, des baraquements provisoires ont été construits, souvent en bois ou en matériaux légers, à proximité des puits pour faciliter l’accès au travail : qui s’en plaindrait ? Bien que rudimentaires, ces logements sont fonctionnels, parfois installés sur des terrains communaux ou proches des voies ferrées.

Marie ne se plaint pas ; sa ville de Lens est occupée et Saint-Vallier leur sert de « zone refuge » ; Albert Louis a du travail jusqu’en septembre 1918, date à laquelle la famille est orientée vers Lisieux, dans le Calvados.

Lisieux, ville paisible en apparence, se trouve à la fois proche et éloignée du tumulte du front. Bien que les combats se déroulent à plus de 150 kilomètres, les répercussions de la guerre s’invitent jusque dans le quotidien des Lexoviens : les blessés acheminés vers les différents hôpitaux de campagne ou pris en charge sur place, le ballet des soldats en partance croisant les réfugiés. Parmi eux, de nombreuses familles belges fuyant les Allemands et la famille HERBEZ qui s’est agrandie d’une petite fille, née juste avant leur départ pour Lisieux.

Le Nord et l’Est de la France étant ravagés, beaucoup de familles ont préféré rester dans des zones non détruites, migrer vers des régions plus stables et retrouver enfin une vie plus paisible.

Marie aurait aimé cette existence tranquille tant attendue, mais c’était sans compter sur le décès prématuré de la petite Renée, à seulement deux ans…. Les conditions sanitaires post-guerre (rationnements, logements précaires, fatigue généralisée) ont aggravé la vulnérabilité des habitants : la présence de soldats blessés, réfugiés et populations déplacées a favorisé la propagation de maladies, telles que la tuberculose ou la grippe espagnole.

Après mûre réflexion, la famille décide de reprendre la route pour Lens, d’autant plus que Marie attend un heureux évènement.

Les jumelles Paulette et Rolande naîtront en avril 1921 à la Cité des Hollandais, un ensemble de logements provisoires construits pour accueillir les mineurs et leurs familles après les destructions de la ville minière.

À partir de 1919, la Compagnie des mines de Lens entreprend une reconstruction massive, avec l’aide de partenaires étrangers : des cités provisoires sont donc créées pour loger les ouvriers, dont la cité des Hollandais, construite par des entreprises néerlandaises.

Ce camp voit le jour route de Lille, près de la fosse n°2. Il se compose de baraquements en bois ou en matériaux légers, montés rapidement pour répondre à l’urgence du logement. Marie et Albert Louis y vivent dans des conditions modestes, mais avec une forte solidarité ouvrière..

La production charbonnière reprend à plein régime, avec une forte demande en énergie pour la reconstruction nationale. Lens devient alors l’un des centres névralgiques du bassin houiller du Nord-Pas-de-Calais, avec des milliers d’emplois liés à la mine.

En 1921, la famille est relogée rue Saint-Édouard, au cœur de la cité ouvrière n°12 de la Compagnie des mines de Lens, un quartier emblématique du bassin minier, organisé autour de la fosse d’extraction, avec des logements standardisés, des écoles, un dispensaire, et l’église Saint-Édouard ; détruit par les bombardements successifs, ce symbole religieux et social de la communauté minière a été entièrement reconstruit - en hommage à Édouard Bollaert, directeur emblématique de la Compagnie des mines de Lens - sert à la fois de lieu de rassemblement pour les mineurs, accueillant messes, cérémonies, et événements communautaires.

La santé de Louis Albert tend à se dégrader ; et Marie est épuisée : être femme de mineur, c’est vivre une vie marquée par la précarité, le travail invisible, la solidarité communautaire et surtout une forte charge familiale, dans un contexte de reconstruction après la guerre.

Être femme de mineur, c’est être responsable de l’entretien du foyer, dans des conditions difficiles : poussière de charbon omniprésente, humidité, promiscuité. L’accès à l’eau, au chauffage et à l’hygiène est limité, ce qui rend les tâches domestiques particulièrement pénibles. Certes, la femme de mineur ne travaille pas à la mine, mais son rôle est essentiel : préparer les repas, laver les vêtements noirs de charbon, soigner les blessures, s’occuper de l’éducation morale et religieuse des enfants, souvent nombreux. Et en cas d’accident, elle prend le relais du chef de famille, mais sans ressource….

Bien sûr – et je dirai fort heureusement ! – il existe un réseau d’entraide entre voisines, lors d’un accouchement, d’une veillée et des grèves. Certaines prennent même des emplois précaires pour compléter les revenus.

Le 10 novembre 1927 – seulement ! – Albert Louis est libéré de toute obligation militaire. La famille décide donc de tout quitter pour s’installer à Montreuil sous Bois, en Seine Saint Denis. Marie a 45 ans et Albert Louis 49 ans ; et l’heure de la retraite est encore très loin…. Les mineurs de fond bénéficiaient d’un régime spécial depuis 1894, leur permettant de partir dès 50 ans, en raison de la pénibilité du travail ; mais peu de mineurs connaissent leurs droits...

Montreuil est en pleine expansion urbaine avec de multiples chantiers de construction de logements et d’infrastructures. De nombreuses familles ouvrières venues de province ou de l’étranger, notamment du Nord de la France, de Belgique, d’Italie et de Pologne s’installent prioritairement dans le quartier populaire des Ruffins. C’est là que la famille HERBEZ s’installe au 200 rue Pierre de Montreuil.

Les anciens mineurs, habitués aux travaux physiques et à la discipline ouvrière, sont recrutés comme manœuvres, terrassiers, maçons ou charpentiers. Albert Louis trouve un emploi dans l’entreprise Sueur, une manufacture de cuirs.

On peut légitimement se demander quel travail effectue Albert Louis, ancien mineur de fond ; mais le travail de déchargement, de tri et de transport des peaux brutes demandent force physique et endurance, qualités typiques chez un mineur. Le tannage, par exemple, étaient souvent confiés à des ouvriers robustes, capables de manier des outils lourds et de travailler dans des conditions humides et malodorantes.

Un a un, les enfants ont quitté le nid :

  • Suzanne s’est installée à Paris avec son mari Jules, en 1924

  • Albert Louis a épousé Simone Renée et ont emménagé au 4 rue du Moulin à Vent, à Montreuil, en 1928

  • Kléber est parti vivre à Gagny avec ma grand-mère Marguerite, au 6 rue Joannes, en 1930

  • André épouse Eugénie Rose en 1931

  • Gilbert Alfred s’installe avec Jacqueline Germaine Mélanie en 1938 au 11 bis av Victor Hugo à Fontenay sous Bois

  • et Paulette « Reine de Montreuil » épouse Jean Lucien en 1940…..

Montreuil-sous-Bois, en septembre 1941 vit sous l’occupation allemande, dans un climat de répression, de privations et de résistances naissantes. Ce mois-là, la ville est directement touchée par les représailles nazies, avec l’arrestation et l’exécution de plusieurs habitants.

La vie quotidienne est marquée par les pénuries alimentaires (rationnement, files d’attente, troc, marché noir), la surveillance policière et les dénonciations - ah ces sempiternelles délations ! - la propagande vichyste et allemande, mais aussi la montée des actes de résistance, discrets mais croissants.

Mais Marie n’assistera jamais au mariage de sa dernière jumelle Rolande en 1942 ; Marie s’éteindra le 23 septembre 1941 à son domicilecomme si son cœur refusait de vivre pour la seconde fois une terrible guerre.

Albert Louis lui survivra encore dix années. Dix années de solitude, de gestes répétés, de souvenirs qui s’effilochent. Mais le corps, lui, s’épuise lentement, inexorablement. C’est à l’hôpital Tenon, dans le XXe arrondissement de Paris, qu’il s’éteindra, après une longue agonie silencieuse, comme si chaque jour de plus était une résistance de trop.

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Pour en savoir plus :

Leschroniques météo de l'année 1882

BAPAUME (Précis historique de la ville de)

la Cité hollandaise de Lens-Loison | Le Lensois Normand Tome 5

Montceau d’hier à aujourd’hui | Office de Tourisme Creusot Montceau

Découvrez le site et les collections du Musée de la Mine de Blanzy

Un voyage à Lens - 1918 - A l'écoute des témoins - A l'écoute destémoins - Chroniques de la Grande Guerre - Découvrir - Archives -Pas-de-Calais le Département

1-350 MINEURS DE LA SOCIETE DES MINES DE LENS – ApprentHiST

Eglise Saint-Edouard de la cité n° 12 de la compagnie de mines de Lens àLens - PA62000084 - Monumentum

Fosse no 12 des mines de Lens — Wikipédia

Mineur de Fond - Historique du statut social du mineur

Représailles et logique idéologico-répressive. Le tournant de l'été 1941 dansla politique répressive du Commandant militaire allemand en France |Cairn.info

PEUREUX Maurice, Auguste – Maitron