Gustave César a donc une dizaine d’années lorsqu’il arrive à Draveil...
La famille est réunie et ils ne quitteront plus la région. Mais Gustave César se demande souvent pourquoi ses parents se sont mariés alors qu’il avait déjà 7 ans. Problème économique ? Peut-être… Mais son père est souvent absent, au cause du travail, lui dit-on. En tous les cas, il reste persuadé que ses parents se sont mariés par amour : il ne conçoit pas qu’il en soit autrement ; même si le mariage est devenu un contrat laïc célébré devant un officier civil, et non plus uniquement un sacrement religieux comme durant la Monarchie, il épousera sa bien-aimée plus rapidement, et pas forcément une de son village !
À seulement 16 ans, il perd brutalement ce père, laissant un vide immense dans sa vie ; même s’il était peu présent, il rentrait de temps en temps, épuisé par de trop longues journées de travail. Gustave César reprend son travail aux Fouilles : il est charpentier sur les bateaux. Ainé de la fratrie, il endosse les responsabilités familiales et épaule sa mère du mieux qu’il peut.
L’Administration ne s'embarrasse pas de sentiments. Orphelin ou non, les obligations restent les mêmes. A ses 20 ans, l’ordre de conscription tombe : il doit rejoindre l’armée pour accomplir son service militaire. Le voilà donc, uniforme sur le dos, contraint de servir sous les drapeaux, comme tant d'autres avant lui. Mais une vieille blessure au coude le dégage de ses obligations militaires.
L'ankylose est une raideur invalidante où une articulation devient rigide et immobile, souvent en raison de la fusion des os. Une ankylose incomplète signifie que l'articulation n'est pas totalement immobile, mais qu'elle a une mobilité réduite.
Pour notre charpentier de bateau, cette condition est particulièrement handicapante. Son travail nécessite une grande mobilité et force dans les bras et les coudes pour manipuler les outils et les matériaux. Alors, il se reconvertit en magasinier, une belle époque où le plein emploi ne manquait pas.
Il revient vite dans ses foyers pour compter fleurette à Gabrielle et trouver du réconfort dans les bras de la jeune couturière de 18 ans. Gabrielle vient également de Paris, où elle a d’ailleurs perdu son père à l’âge de 11 ans.
Et encore le même scénario : une histoire qui commence par une passion naïve, une relation qui s’emballe, puis la nouvelle inattendue – elle est enceinte. Alors, il faut faire vite, se marier, assumer. Mais est-ce vraiment de l’amour ou juste une fuite en avant dictée par les circonstances ?
Le temps n’est pas à la réflexion, il faut fonder une famille, travailler et survivre : c’est ce que font toutes les familles ordinaires…
*
La famille coulait des jours heureux ; ce n’était pas tous les jours « Byzance », mais Gustave et Gabrielle étaient sereins et confiants dans l’éducation de leurs trois fils :
Victor Valentin, né le 8 octobre 1891
Joseph Lucien, né le 3 juillet 1896
et Émile, né le 24 janvier 1898.
A Vigneux, la vie sur les bateaux de la Seine est exigeante. Les mariniers vivent en famille sur leurs péniches, servant à la fois de lieu de travail et de résidence. Les espaces sont restreints sur les embarcations et demandent une grande adaptation ; mais les enfants grandissent sur l'eau et apprennent très tôt les rudiments de la navigation.
Trois garçons qui n’ont jamais cessé de travailler pour élever leur propre famille ; ils étaient mariniers, manœuvre, et s’appliquaient, soucieux du travail bien accompli aux Fouilles de Vigneux ; trois garçons partis pour « préserver l’honneur de la France » comme on disait autrefois ; ils sont revenus ces trois garçons, trois hommes devrais-je dire, car la terrible guerre les a très certainement marqué à vie : mais la petite histoire ne le dit pas….
Au moment de la mobilisation générale, l’aîné a 23 ans, le second 18 ans et le petit dernier, seulement 16 ans….Et le père ? En 1914, Gustave César a 44 ans : il est donc mobilisable. Mais au regard de l’ampleur du conflit et aux besoins en effectifs, l’armée française mobilisera non seulement les hommes valides, mais aussi ceux présentant des handicaps ou des incapacités physiques partielles. Jugés inaptes au combat en première ligne, ces hommes seront néanmoins incorporés aux services auxiliaires ou affectés aux services extérieurs.
Les soldats entre 20 et 23 ans, partaient pour l’armée active, c’est-à-dire le front ; les hommes ayant terminés leur service actif - souvent jusqu'à 30 ans – étaient réservistes de l’armée active ; les plus âgés - entre 34 et 40 ans – incorporaient l’armée territoriale et les plus anciens, intégraient la réserve. Mais dans la réalité, au titre de l’effort de guerre, tous les hommes étaient affectés et souvent chargés de tâches de soutien ou de logistique. Cette mobilisation élargie illustre à quel point la Première Guerre mondiale fut une guerre totale, impliquant toutes les ressources humaines disponibles, quelles que soient leurs conditions physiques.
Malgré son invalidité ankylosante et son âge avancé, Gustave César a été mis à disposition de « l’ingénieur en chef du service de la navigation de la Seine, à Paris ».Les bateliers ont joué un rôle important dans cet effort de guerre : mis à contribution, ils utilisaient leurs péniches pour acheminer des armes, des munitions, des vivres et d'autres fournitures essentielles vers les zones de combat. Ils transportaient également des soldats et des blessés. Certaines péniches étaient transformées en plateformes d'artillerie flottantes, équipées de canons pour soutenir les opérations militaires le long des rivières et des canaux ; d’autres étaient équipés en hôpitaux flottants, offrant des soins médicaux aux blessés. Des hommes ont même aidé à construire des ponts temporaires pour permettre le passage des troupes et des véhicules militaires. Il est même arrivé que les bateaux soient utilisés pour évacuer des civils des zones de conflit. Les mariniers ont une connaissance approfondie des voies navigables et leur adaptabilité ont été des atouts précieux pour l'armée française.
Les trois fils de Gustave César survivront à cette guerre, vivants, certes, mais plus tout à fait les mêmes.
Chacun reprend sa vie en mains du mieux qu’il peut ; même si certains s’en sont allés trop vite, il faut continuer à vivre. Il reste au moins les petits-enfants….
Gustave César était celui qui devait partir le premier. C’est ainsi que va la vie, pensait-il : les anciens s’éteignent pour laisser place aux générations suivantes. Mais le destin en a décidé autrement. Un à un, il a vu ses fils disparaître, emportés des suite de la guerre, la maladie ou quelque tragédie injuste. Chaque perte a creusé en lui un vide immense, un gouffre de douleur où se mêlent chagrin, incompréhension et révolte. Pourquoi eux ? Pourquoi lui restait-il encore à endurer cette souffrance insoutenable ? Il se sentait trahi par le cours du temps, privé de son rôle naturel de père veillant sur ses enfants. Désormais, il n’était plus qu’une ombre errante, portant seul le poids de ces absences, condamné à survivre dans un monde où il n’aurait jamais dû voir disparaître ni l’aîné, ni le cadet de ses enfants.
Il avait connu les privations et les blessures, physiques ou silencieuses, laissant à son petit dernier Émile les rênes de la barge familiale. Mais il ne subira pas les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, épargné par le spectacle d’un nouveau conflit ravageant l’Europe. Peut-être est-ce un répit du destin, une forme de justice pour un homme qui avait déjà tant donné. Il est parti avec ses souvenirs, sans connaître une autre guerre qui, sans doute, aurait brisé un peu plus son cœur déjà marqué par l’Histoire.
Quant à Émile, en sa qualité de benjamin, de « petit-dernier », il aurait dû bénéficier d'une attention spéciale, étant le plus jeune, et peut être considéré comme celui qui est un peu plus choyé. Mais la vie n’est pas un long fleuve tranquille : après le tragique « accident » de Victor Valentin en 1920, frère ainé auquel il avait promis de préserver l'unité familiale en épousant si veuve si besoin, voici le décès de Joseph Lucien, parti à seulement 39 ans en 1936, puis celui de son père en 1942.
On peut penser que chaque membre tient une partie des rênes : la sagesse des aînés sert d’ancre, la joie des plus jeunes souffle comme une douce brise, et l’amour qui unit tous est la boussole infaillible pour maintenir la galère qui chavire. Ensemble, ils voguent, défiant les courants, bravant les défis du quotidien, célébrant les accalmies, et forgeant leur chemin à travers l’immensité du fleuve de la vie.
Car Auguste César peut être fier de sa descendance….
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