Claude
est né le 1er août 1759 à Alligny en Morvan, au hameau
des Vallottes ; il est le fils légitime de Nicolas et de Jeanne
FLETY ; dans une région particulièrement croyante, il est
baptisé le lendemain et reçoit pour parrain Jean CHAUMIEN et pour
marraine Marguerite BOIRE, fille de Jean.
Vivre
en 1760 à Alligny-en-Morvan, comme dans le reste du Morvan
d’ailleurs,
c'est
vivre une existence majoritairement
rurale, rude et profondément liée à l'agriculture et à la forêt,
car
le
Morvan – aussi
belle et verdoyante soit-elle - est
une région isolée, au climat rigoureux, et
qui mène la vie dure aux hommes et aux femmes qui la peuplent.
Alligny
en Morvan, c’est d’abord un petit bourg entouré de champs
cultivés à perte de vue et d’une multitude de petits hameaux ;
ces lieux-dits sont souvent
implantés sur les versants
sud des monts pour profiter du soleil et s'abriter du vent du nord.
Les
habitants du Nivernais, comme la plupart des sujets du roi de France
– règne monarchique de
Louis XV (1715
à 1774) - étaient soumis à un
système fiscal complexe ; aux
nombreux impôts directs ou
indirects, s'ajoutaient des droits seigneuriaux et ecclésiastiques.
Au XVIIIe siècle, bien que le royaume
de France entre lentement dans l’époque des Lumières, le Morvan
reste profondément ancré dans une organisation sociale d’Ancien
Régime, héritée du système féodal. Les campagnes sont dominées
par de grands seigneurs ou des familles nobles qui détiennent non
seulement les terres, mais aussi une large part du pouvoir sur les
populations locales.
Les
paysans vivent souvent sur des terres qu’ils ne possèdent pas. Ils
doivent verser des redevances, en argent ou en nature, au seigneur
local : c’est la cens
(loyer foncier) ou le champart
(part des récoltes). À cela s’ajoutent des corvées, des journées
de travail gratuit imposées par le seigneur. L’Église elle aussi
prélève sa part, par le biais de la dîme.
La vie quotidienne
est encadrée par ces droits et devoirs féodaux, qui limitent
fortement les libertés individuelles. Les mariages, les héritages,
les déplacements, voire même l’usage des moulins ou des forêts,
sont soumis à l’autorisation ou au bon vouloir du seigneur.
Dans cette société
hiérarchisée, la solidarité familiale et villageoise est
essentielle pour survivre face à la dureté des conditions de vie.
Ce cadre féodal, encore bien vivant dans les campagnes reculées du
Morvan, ne commencera à s'effriter qu’avec les bouleversements de
la Révolution française à la fin du siècle.
En
1789, comme partout ailleurs en France, la Révolution a profondément
remanié la société ; il suffit de lire les cahiers de
Doléances pour rendre plus réelle la dure vie de nos ancêtres. Car
le Morvan est un pays aux montagnes arides dont « le sol
produit à peine un peu de seigle, avoine, pommes de terre, blé noir
ou sarrasin, encore la majeure partie du territoire est-elle
absolument stérile et inculte. » (Cahiers de Doléances –
AD 58 Moux en Morvan)
Mais
pour Claude, l’année la plus compliquée fut certainement 1782,
l’année du décès de sa mère…. Et puis tout s’enchaîne très
vite ; le 18 février 1783 il épouse Dominique GILLOT, une
jeune nivernaise de 16 ans ; une petite fille Claudine nait de
cette union, mais la maman décède le 10 mai 1785.
Huit
mois plus tard, il se marie avec Jeanne COURTOIS, une autre
nivernaise d’un village d’à côté ; une petite Jeanne nait
mais décède l’année suivante ; la maman ne survivra que
trois mois au décès de son enfant.
Quoiqu’il
en soit, la
vie continue et pour vivre, il faut travailler :
Claude BOIRE est laboureur, attaché au « terrier »
de la Seigneurie d’Alligny dont le registre
foncier de l’Ancien Régime, dressé en 1649 est
conservé aux AD 58. Ce « livre
terrier »
servait à établir les droits du seigneur sur les terres qu’il
possédait ou concédait en échange de redevances (le cens) ;
il contient
notamment la
liste des censitaires
(les personnes qui exploitent les terres), la
description des parcelles
(superficie, limites, cultures), les
redevances dues (en
argent, en nature ou en corvées).
Claude reste donc
« justiciable » (relevant de la juridiction du
seigneur) et « mainmortable » c’est-à-dire
soumis au droit de mainmorte (biens du sujet ne revenant pas à ses
héritiers mais au seigneur).
Le fief d'Alligny
appartenait initialement aux barons de Saint-Verain et relevait de
l'évêque d'Auxerre ; il faudra attendre
la Révolution Française pour que les choses bougent….Nous
sommes le 15 janvier 1788, Claude a 28 ans et il est déjà veuf pour
la seconde fois.
Dans les registres paroissiaux, le nom
de Claude apparaît à trois reprises en quelques pages : un mariage,
un baptême, puis un décès ; un second mariage, puis à nouveau un
enterrement. À peine âgé de 28 ans, Claude a déjà perdu deux
épouses….
Il me plaît de
croire que Claude, malgré les épreuves, n’a pas cherché à se
remarier pour combler un vide ou par simple nécessité. À une
époque où l’on prend femme comme on reprend haleine — pour
tenir la maison, élever les enfants, gérer les récoltes — lui
semble avoir attendu autre chose. Peut-être cherchait-il moins une
épouse « utile » qu’une petite flamme. Un éclat de
tendresse, une complicité à faire renaître, un peu de lumière
après tant d’ombres.
Certains dossiers
notariaux ou registres paroissiaux auraient pu révéler un remariage
« avantageux », avec une veuve bien dotée ou une cousine
arrangeante. Mais rien de cela. Claude n’était pas pressé. Et
j’aime imaginer que, derrière cette retenue, se cachait un espoir
discret : celui de lier sa vie, non par raison, mais par inclination.
En généalogie,
les archives nous livrent des dates, des noms, des lieux. Mais elles
gardent le silence sur les pensées, les élans du cœur, les
hésitations. Nous ne saurons jamais vraiment ce que nos ancêtres
ont ressenti, ni pourquoi ils ont choisi telle route plutôt qu’une
autre.
Alors, entre deux lignes d’un registre, laissons place à
l’imaginaire. Rêvons un peu. Car c’est aussi cela, retracer une
lignée : faire parler les silences, donner chair aux absents, et
prêter aux ancêtres une part de notre humanité.