vendredi 6 juin 2025

Francine BAROIN (1884 – 1956) : l'indépendance d'une femme morvandelle (2/2)

Après avoir laissé la petite « Jeannette » aux beaux-parents, à Gouloux dans la Nièvre, Francine et Jean s’expatrient à Montereau (dept Seine et Marne) ; ils travaillent dur, et l’opportunité leur offre sur un plateau un café-restaurant. Jean est ravi ; il tient le bar et la salle tandis que madame prépare les repas. Tout aurait pu aller pour le meilleur des mondes, seulement Jean est « un peu » trop penché sur la boisson et les tournées avec les clients n’en finissent pas.

Mais Francine tient bon ; elle a désormais quatre bouches à nourrir : André, Louise, Marcel et bien sûr Jeannette ; l’aînée est revenue auprès de ses parents ; elle est indispensable à Francine et seconde sa mère dans toutes les tâches ménagères, au détriment des devoirs de classe qu’elle est obligée de délaisser. D’ailleurs, Jeannette – ma grand-mère paternelle – apprendra à lire et à écrire avec ses propres enfants…...

1910, c’est la grande crue de la Seine ; Paris est inondée ; mais aussi Montereau et la rue Couverte ; il faut se déplacer en barque, repousser l’eau, nettoyer, et encore nettoyer toute cette boue charriée par le fleuve, pour accueillir correctement les clients…. Francine est épuisée ; elle ne sait pas encore qu’elle entre dans un cercle infernal dont elle mettra des années à se remettre…. Ou pas.

1911, elle perd la petite Yvonne, à quelques jours de vie seulement. Le couple se dispute souvent, Jean « boit le ménage » et Francine ne supporte plus le logement dans lequel ils devaient couler des jours heureux. Alors ils vendent tout et s’installent sur Bagnolet ; le couple perdra un nouvel enfant, Marguerite à 7 mois. Pourtant, Francine a tout fait pour la sauver, et seule, comme d’habitude ; les allers et retours à l’hôpital Hérold, tout en assurant son emploi de « chaussonnier » à l’usine n’ont rien changé. Bagnolet : toute la famille s’installe rue Etienne Marcel, à deux pas des Puces de la Porte de Montreuil ; depuis plusieurs années, il s’est développé ce que l’on appelle « la Zone » une bande de terrain abandonnée autour des fortifications de Thiers ; les « chiffonniers » viennent revendre des objets usagés, de la récupération, de quoi survivre un peu…. Ce sont des bidonvilles, des masures montées à la force des bras, faites de bric et de broc. Un endroit malsain….

1914, Jean part à la guerre. Oh il a déjà quitté quelquefois le domicile, entre deux gendarmes, pour trois à quatre mois. Francine n’en peut d'ailleurs plus des frasques de son mari, alors qu’il parte à la guerre, bon débarras ! Mais avant de partir, Jean installe toute la famille sur Montreuil, rue de Lagny.

Avec le temps et cette séparation forcée – car cette p….. de guerre dure ! – la tension s’est apaisée ; Jean envoie des nouvelles à Francine ; le couple se rabiboche, mais Francine se demande souvent si elle aime encore Jean….

Mais l’heure n’est pas aux épanchements ; la France est en pleine guerre, et Francine a bien d’autres préoccupations : elle a déménagé passage Thiéré, une petite ruelle où se sont installés des ferrailleurs, des ouvriers chaudronniers et quelques chiffonniers des Puces de Montreuil ; le quartier de la Roquette, où toute la famille a migré, appartient au 11e arrondissement de Paris, un quartier à dominante ouvrière où Francine se sent bien. D’ailleurs, au vu de ses maigres revenus, elle ne pourrait pas habiter ailleurs…. Certes, la densité de population y est très élevée, mais Francine y a retrouvé des nombreux « compatriotes ». 

Au XIXe siècle Paris a connu un afflux important de provinciaux, et les Bourguignons figurent parmi les groupes les plus importants à s'y installer avec les Auvergnats, les célèbres « bougnats » ; les Bretons ont plutôt investis le 14ème arrondissement et Montparnasse.

Et puis un matin de 1919, Jean est de retour. Mais celui qui franchit le seuil du domicile familial n'est plus tout à fait le même. Méconnaissable, le visage buriné et creusé par les privations, les vêtements sales, en loques et beaucoup trop grands pour son corps amaigri, il porte sur lui la fatigue de plus de quatre années d'enfer. Sale, épuisé, marqué jusque dans le regard, il ne ramène pas seulement sa silhouette efflanquée ; il a 39 ans et il rapporte avec lui les silences, les souvenirs, et les cicatrices invisibles d’un conflit qui a bouleversé sa vie.

Après l’euphorie des retrouvailles, le couple a eu du mal à se retrouver, chacun ayant vécu des expériences radicalement différentes ; si Francine a dû assumer de nouvelles responsabilités, tant au niveau du foyer, seule avec quatre enfants à charge, et son emploi en usine, Jean est revenu traumatisé, physiquement et psychologiquement, avec une grande difficulté à se réadapter à la vie civile et conjugale. Il faut dire que ses terribles années de guerre n’ont pas arrangé son alcoolisme et sa déchéance. Car avec l'alcool, ce sont aussi les insultes, les coups et les enfants ont peur.

Le couple n’a pu résister ni aux déviances aggravées de Jean ni à l’indépendance croissante de Francine ; le divorce sera prononcé le 4 novembre 1920 au Tribunal de Paris. Ainsi, à tout juste 35 ans, Francine commence une nouvelle vie.

*

Dans la famille, Francine a toujours été perçue comme indépendante, volontaire, « plus attachée à ses chats qu’à ses petits-enfants » dira plus tard mon père.

Pour moi, son parcours reste le témoignage poignant de la force des femmes face à l'adversité au début du XXème siècle, capables de tout sacrifier pour offrir un avenir à leur famille, et avancer coûte que coûte. Francine a fait le choix de ne pas revenir dans son Morvan natal ; elle laisse derrière elle ses racines et les souvenirs d'une vie révolue. Cette volonté marque une rupture nette avec son passé et une volonté farouche de ne pas regarder en arrière ; elle symbolise sa détermination à se concentrer pleinement sur l'avenir de ses enfants et le sien, sans les entraves du passé. Elle s’est ainsi forgée une nouvelle identité, celle d'une femme indépendante et travailleuse ; car Francine n’a jamais cessé de travailler. Même lorsqu’elle a épousé en secondes noces Léon Georges LAMBERT, le 7 janvier 1922.

Le nouveau couple s’installe à Montreuil ; Montreuil-sous-Bois est une ville en pleine mutation, accueillant de nombreuses usines et des populations ouvrières. Un choix stratégique ? Peut-être, car même si les conditions de travail restent difficiles et précaires – notamment au regard de la sécurité - les usines présentent des possibilités d'embauche importantes pour les femmes, souvent stables et potentiellement mieux rémunérées ; de plus, comparé à Paris intra-muros, Montreuil offre des logements plus accessibles pour une famille nombreuse.
Alors oui, après son divorce, elle aurait pu faire le choix de revenir dans son village natal, mais l’échec de son mariage n’aurait sans doute pas échapper au regard pesant et au jugement d'une communauté rurale plus traditionnelle. Loin de toute stigmatisation, la ville offrait une certaine forme d'anonymat et de liberté, propice à un nouveau départ.

*

Pour en savoir plus :

Coutumes et traditions. Mariage dans le Morvan. Noces morvandelles.Festivités, rituels, croyances mariés (La France Pittoresque)

Le mariage (Le MorvandiauPat)

Hôpitaux dans les années 1900 à Paris