samedi 7 juin 2025

Jean BEAUJON (1880 - 1927) : une inexorable descente aux enfers (2/2)

Ma 1ère affectation était au 13ème régiment d’infanterie à l’ancienne caserne Pittié de Nevers, puis au 8ème groupe spécial du camp d’avor ( Avord dans le Cher ?) pour ensuite intégrer le 4ème bataillon d’infanterie légère d’Afrique : mes états de service m’avaient rattrapé. Faut dire que j’avais plus d’un tour dans mon sac, à l’époque.

C’est vrai que je voulais voir du pays, mais l’Afrique du Nord, c’est trop loin….

Le 4ème bataillon d'infanterie légère d'Afrique (4e BILA) est une unité pour les têtes brûlées comme moi, qu’y disait, des soldats avec des antécédents disciplinaires ou des condamnations, et hop, au loin dans les colonies…. Il paraît que l’état français a peur de nous… Peur ou pas, j’ai été débarqué à Gabès, en Tunisie, puis à Ain Sefra et Oran en Algérie.

A Gas, on recrutait, enfin on enrolait à tour de bras, pour l’effort de guerre, toujours l’effort de guerre ; au début, les gars s’engageaient volontairement ; on leur promettait une solde plus importante ou bien des rations alimentaires pour leur famille, mais très vite, ils se sont aperçus de la supercherie… Alors il a fallu aller les chercher et là, c’était autre chose….

Et à Oran et Ain Sefra, il fallait mater les insurrections tribales. On avait ordre de maintenir l'ordre colonial, surveiller les frontières, avec le Maroc ; on était un point d’appui pour les raids et des vols de surveillance dans le Sahara ».

Jean a dû quelquefois regretter l’oasis verdoyante de son Morvan natal, qu’il n’a pas hésité à fuir pour d’autres contrées françaises. Ses nombreuses sources, rivières, ruisseaux et lacs irriguent abondamment un paysage dominé par d'épaisses forêts de feuillus, entrecoupées de haies, de bosquets et de pâturages…. Si le Sahara est le plus grand désert chaud du monde, où l'aridité est la caractéristique dominante, façonnant des paysages à couper le souffle mais particulièrement impitoyables et inhospitaliers, la rareté de l'eau est sa marque de fabrique ; sa beauté est austère et sans aucune opulence végétale.


Ch’suis pas beaucoup allé à l’école mais je sais que j’étais loin de ma « Francine » ; j ’pensais à elle tous les jours, surtout lorsque je voyais les femmes…. »

Car des deux côtés de la Méditerranée, les femmes se retrouvaient au bord de l’eau, unies par un même labeur et des gestes ancestraux. Au Maghreb, elles s’installaient près des oueds pour laver le linge à la main. Dans les campagnes françaises, elles frottaient et brossaient leur linge à genoux, installées sur les berges des rivières ou autour des lavoirs communaux. Qu’elles soient kabyles ou provençales, bretonnes ou berbères, elles partageaient une même réalité quotidienne rude : l’eau glacée, le savon râpé, les draps lourds à battre sur les pierres, et souvent le poids du silence ou des confidences échangées entre deux éclaboussures.

Au lavoir ou à l’oued, ce sont les mêmes mains burinées, les mêmes gestes transmis de mère en fille, les mêmes chants parfois, portés par le clapotis de l’eau. Deux mondes, deux cultures, et pourtant une même scène, simple et forte : celle de femmes au travail, unies par le linge, l’eau, et la vie.

Une scène de la vie courante, mais Jean n’a pas le temps de rêvasser….

« Je suis resté jusqu’en août 1917 et ensuite l’armée a décidé de m’envoyer à La Courtine, dans le Cher, peut-être pour bonne conduite, faut dire que j’me tenais à carreau ; j’étais heureux de revenir en France mais il a fallu réprimer la mutinerie des Russes ; je comprenais bien leur refus de retourner au front et d’exiger leur rapatriement au bled, mais les ordres sont les ordres ; j’avais suffisamment dégusté et je ne voulais pas retourner en Algérie. Alors ils m’ont expédié dans la région de Monastir : le bataillon de l’Orient, qu’y nous appelait.

Et là, changement de décor : bombardements d'artillerie quasi-quotidiens, pilonnages à répétition… on était sous les feux de la rampe, comme on dit, juste en face des lignes bulgares et allemandes ; ça pleuvait des obus…. C’était un calvaire constant, marquée par les sirènes d'alerte, les abris, et la destruction généralisée. J’suis resté deux mois et retour en France, dans la Marne ; j’ne sais pas comment on a pu tenir….

Au printemps 1918, les Allemands lancent la Kaiserschlacht - l'Opération Michael - une offensive majeure sur le Front de l’Ouest ; c’était une tentative désespérée des Boches de remporter la victoire avant que les forces américaines ne fassent pencher définitivement la balance en faveur des Alliés. J’suis arrivé à Noyon en avril ; la ville était en ruine, mais durant des semaines on a tenu bon et les Tommies étaient bien contents de nous voir arriver en renfort….

En novembre 1918, on m’envoie au 5ème régiment de Génie de Versailles, un régiment de référence pour la pose, la réparation et l'exploitation des voies ferrées et des ponts de chemin de fer ; la guerre est finie, faut reconstruire…. »


« Parait que la guerre est finie, mais la France est en ruine… et l’Armée ne m’autorise pas à rentrer ; il faut encore contribuer à l’effort collectif…. »

Ce que Jean ne sait, c’est qu’il ne bénéficie d’aucune armistice pour les délits qu’il a commis dans les années précédentes et qu’il doit continuer à servir. En sa qualité de père de quatre enfants, il rentre enfin à la maison en avril 1919. Mais lorsqu’il est arrivé, Francine ne l’a pas reconnu, ni les enfants d’ailleurs : « je crois que je leur ai même fait peur... ». Jeannette a bientôt 16 ans, André 13 ans, Madeleine Louise 11 ans et Marcel 10 ans.

Jean pensait que tout allait recommencer comme avant, comme les fois où ils se retrouvaient dans la grange du père, couchés dans le foin. Mais Francine a changé…. Et lui aussi, peut-être.

La guerre avait laissé des traces indélébiles : l'alcool, omniprésent pour aider à supporter l'horreur des combats et le traumatisme de la destruction, a eu raison de lui. Jean rentre avec des séquelles profondes, un fardeau invisible qui l'accompagnera bien après le clairon de l'armistice.

Les retrouvailles ne sont pas à la hauteur de ses espérances ; Jean porte toujours le poids de la guerre, mais d'une manière que personne n'aurait imaginée. Chaque matin, le réveil est un supplice. Non pas à cause des cauchemars de tranchées, mais à cause de la douleur lancinante du manque. Sans sa boisson quotidienne, Jean ne tient pas. Son corps, habitué à des doses régulières et massives d'alcool, revendique désormais sa ration. Tremblements, sueurs froides, agitation... Le manque est devenu une geôle invisible dont il ne peut s'échapper. Si le « pinard » et la « gnôle » furent son réconfort face à l'horreur des combats, à la violence des bombardements et à la mort toujours omniprésente, est aujourd'hui une nécessité impérieuse, une dépendance qui le consume et le prive de toute paix.

Le logement est devenu un champ de bataille, où les cris et les injures ont remplacé le rire des enfants insouciants. D'un côté, il y a les hurlements et les insultes de leur mère ; l'épuisement, l'amertume et le désespoir d'une vie qui ne ressemble plus à ce qu'elle aurait dû être se manifestent par une colère constante et violente. Ses paroles, tranchantes comme des couteaux – lorsque Francine appelle Jean « Poche à vin » - lacèrent l'atmosphère et les âmes innocentes de ses enfants.

De l'autre, les railleries et les saouleries de leur père. Jean, prisonnier de son addiction, trouve dans l'alcool un refuge éphémère qui le pousse à des comportements blessants. Ses moqueries, parfois cruelles, et l'odeur entêtante de l'alcool qui l'accompagne, sont une source de confusion et de honte pour les enfants. Ils assistent impuissants à la lente déchéance de celui qui devrait être leur protecteur.

Ce qui avait été construit avec l'espoir d'un avenir meilleur s'est lentement effondré sous le poids des non-dits, des rancœurs et d'une dépendance qui consumait tout sur son passage. Les tentatives de réconciliation, si elles ont existé, se sont heurtées à un mur d'incompréhension et de souffrance. La colère de Francine, alimentée par le désespoir de voir son foyer détruit par l'alcool, ne faisait qu'attiser les tensions. De son côté, Jean s'enfonçait toujours plus dans la boisson, incapable de briser le cycle de sa dépendance, et trouvait dans l'alcool un refuge illusoire face à la réalité de son échec.

Pour Francine, le divorce est apparu comme la seule issue possible. Une décision douloureuse, mais nécessaire pour mettre fin à un cycle destructeur qui menaçait d'engloutir toute sa famille. Ce n'est pas une fin heureuse, mais plutôt l'amère conclusion d'une histoire brisée par les traumatismes de la guerre et les ravages de l'addiction.

Le divorce est prononcé le 4 novembre 1920.

Inutile de s'étendre sur un homme brisé, effondré par la guerre et la honte d'avoir tout perdu. Bien sûr, après avoir « bu » toutes ses indemnités de démobilisation, il a retrouvé un emploi de cordonnier, mais rien n’a plus été comme avant…..

Certains l'accableront d'avoir tout gâché, alors qu'il aurait pu finir sa vie auprès de sa famille. Mais d'autres comprendront que l'alcoolisme est une maladie, et qu'en aucun cas, il n'a fait le terrible choix de sombrer volontairement dans l'alcool. On parlerait aujourd’hui de « victime collatérale ». Ah l’alcool, « le vice », « la perversion », « la débauche », voici une vision très moralisatrice de cette société du début du XXème qui a contribué à le basculer inexorablement dans les limbes de l’oubli et de la culpabilité. Une descente sans fin où chaque goutte l'éloignait un peu plus du monde réel, de la lumière, de tout ce qui aurait pu le sauver.

Jean est décédé le 22 décembre 1927, seul, dans son appartement peuplé de démons : il avait seulement 47 ans.

*

Avant d’avoir fait de la généalogie, je n’avais entendu parlé de cet Agrand-père qu’en terme peu élogieux d’alcoolique avéré ; il est facile de s'arrêter sur les mots, de coller des étiquettes. Oui, Jean était alcoolique. Cette vérité, aussi dure soit-elle, est indéniable et a marqué son existence et celle de notre famille. Elle a été la cause de souffrances, de silences, et parfois de déchirures.

Pourtant, au-delà de cette maladie qui l'a consumé, il est essentiel de se souvenir d'une autre vérité, tout aussi fondamentale pour moi : Jean était avant tout mon Agrand-père. Et j’ai souvent beaucoup d’affection pour mes ancêtres, surtout pour ceux que l’on a dénigré, ignoré, fustigé…..

Il n'était pas seulement une collection de symptômes ou la somme de ses faiblesses. Il était l'homme qui m'a précédée, celui dont le sang coule dans mes veines. Peut-être qu'il portait en lui les échos lointains de la guerre, le poids d'un monde qui n'a pas su le rattraper. Comprendre l'alcoolisme comme une maladie permet de dépasser le simple jugement pour entrevoir la complexité de son parcours.

Reconnaître son alcoolisme ne signifie pas l'absoudre de tout, mais plutôt comprendre la profondeur de sa peine. Car l’alcoolisme est une souffrance….

Cela me permet de le voir non pas comme un défaut de caractère, mais comme une âme blessée, emportée par une dépendance qu'il n'a pu ou su combattre.

Pour en savoir plus :

L'abbé Baudiau, historien du Morvan(1809-1880) (Patrimoine du Morvan)

Le Morvand ou Essai géographique, topographique et historique sur cettecontrée (2e édition) / par J.-F. Baudiau,... | Gallica

La vie à Montereau de 1880 à 1920

Bataillons d'infanterie légère d'Afrique — Wikipédia

FRMAE 1TU/125, Protectorat français en Tunisie, cabinet du résident,1914-1920

Participation du soldat Tunisien – HMP

La mutinerie des soldats russes à La Courtine – YouTube

Le front d'Orient : 1915 - 1919 | Chemins de mémoire

La guerre des balkans (1915-1918) | Médiathèque du patrimoine et de la photographie