Dans chaque arbre généalogique, il
existe des branches discrètes, des silhouettes effacées, des noms à
peine inscrits. Parmi eux, certains ont vécu à l’écart du monde,
enfermés
dans des asiles, des hôpitaux psychiatriques, des camps, ou des
institutions dont on parlait peu — voire jamais.
Internés pour des
raisons médicales, sociales, politiques ou simplement parce qu’ils
ne rentraient pas dans les normes de leur temps, ces femmes et ces
hommes ont souvent été tus, dissimulés, oubliés. Leur trace est
difficile à retrouver, leur histoire pleine de silences. Les
archives sont parcellaires, les récits familiaux parfois muets ou
marqués de honte.
Et pourtant, ils
ont existé. Ils ont eu une place dans une fratrie, une lignée, un
village. Leur vie, bien que marginalisée, fait partie intégrante de
notre histoire familiale. Les redécouvrir, c’est leur rendre leur
humanité. C’est aussi interroger les mécanismes d’exclusion d’une époque, comprendre le poids du
silence, et reconnaître que la généalogie ne parle pas seulement
des vivants glorifiés, mais aussi des absents effacés.
Donner une voix à
ces invisibles, c’est faire de la mémoire un acte de justice.
*
Toujours à la
recherche de mon AAgrand-père Emile DEIBER – qui a migré en 1871
d’Oberhaslach (Bas-Rhin) à Reims (Marne), puis de Mouy (Oise) à
Warmeriville (Marne) en 1883, je suis tombée par hasard sur un
ancêtre dont je ne soupçonnais pas l’existence. Comme quoi, le
hasard fait de belles choses. Et surtout, réhabilitent des ancêtres
effacés….
Alice
Anna DEIBER est la fille de Louis, petit frère cadet d’Emile, mon
SOSA 16 ; je suis donc une
arrière-petite-fille d'un cousin d'Alice
Anna, nièce d’Emile.
Alice
Anna est née le 23 avril 1894 à Plombières-les-bains, petite
commune des Vosges, réputée pour ses thermes.
En
1871, son père Louis a dû quitter son Alsace natale et partir avec
toute la fratrie pour la ville de Reims ; mais
désireux de s’émanciper
de la tutelle paternelle, Louis prend le chemin de
Plombières-les-bains, dans les Vosges : il y trouvera un emploi
de « cocher » durablement, une épouse Marie
Joséphine LEMERCIER – sa cadette de 12 ans - et fondera une
famille.
À l’orée du XXe
siècle, Plombières-les-Bains rayonne déjà comme l’une des
stations thermales les plus prisées de France. Nichée au cœur des
Vosges méridionales, cette cité attire curistes et aristocrates en
quête de soins et de mondanités.
Plombières-les-Bains
est célèbre depuis
l’Antiquité pour ses sources chaudes naturelles, mais
connaît un nouvel âge d’or sous le Second Empire, lorsque
Napoléon III y fait construire les Thermes
Napoléon, vaste édifice
de pierres aux allures impériales, doté de bassins de marbre, de
galeries voûtées et de cabines modernes pour l’hydrothérapie. En
1900, les eaux de Plombières, riches en soufre et en minéraux,
continuent d’être réputées pour soulager rhumatismes, affections
digestives et troubles nerveux.

Pour
le plus grand plaisir des Plombinoises
et des
Plombinois,
la ville s’organise autour
des thermes comme une élégante vitrine de la Belle Époque. Les
hôtels de luxe rivalisent de faste : façades sculptées, salons
lambrissés, vérandas fleuries et orchestres de salon accueillent
les hôtes de marque. La promenade dans les jardins, les excursions
en calèche ou les bals en soirée font partie du quotidien des
curistes. Le
Casino,
enfin, ajoute une touche de frivolité et de raffinement. Temple du
divertissement mondain, il propose spectacles, concerts, jeux de
cartes et roulette, dans une ambiance feutrée où se croisent
élégantes en robes longues et messieurs en redingote.
Dans
ce décor animé, Louis,
le cocher, n’est pas en reste : il savoure chaque trajet à travers
les rues animées en
promenant
tout ce beau monde venu des quatre coins du pays.
Lorsque
Alice Anna arrive, la famille réside rue
de l’Hôtel de Ville ; elle
y restera jusqu’en 1901.
Pourtant, en 1896, Louis a été
victime d’un terrible accident, si terrible que la presse l’a
même signalé ; mais le gaillard est dur à la douleur et il
reprend son travail de cocher.
La ville Plombières-les-Bains regorge
de curistes qu’il faut transporter d’un endroit à un autre.
Louis est de toutes les courses et par tous les temps, à travers
ville, à travers champs…
En 1903, naît Marie Louise, puis –
enfin un garçon ! – Robert en 1906 ; la famille déménage
sur les hauteurs de la ville, rue d’Epinal. Loin des festivités,
du bruit et du vacarme…
Alice Anna grandit
avec ses frère et sœur et puis tout bascule ; que s’est-il
passé ?
Le 22 avril 1911,
la jeune fille âgée désormais de 17 ans, décède à l’asile de
Marsonnas.
Dans un rapport du Conseil Général
du Jura, daté de 1898 (Gallica), on peut lire que « la maison de
Marsonnas donne asile à 140 infirmes soignées et entretenues par 25
religieuses. Parmi ces infirmes, une trentaine est complètement
idiote, à peu près 90 le sont à demi, et les autres sont aveugles,
boiteuses, sourdes-muettes ; Comme il y a
toujours pour elles les mêmes raisons d’êtres à la maison, on
les y garde jusqu’à leur mort. (…) Depuis quelques années, les
idiotes seules sont reçues dans la maison ; il y a bien des

établissements fondés en faveur des autres genres d’infirmités,
tandis qu’il d’y en a presque point en faveur de celui-là. Entre
les idiotes même, on choisit celles qui n’ont plus de mère et qui
sont les plus jeunes. D’une part, il y a pour elles plus de périls,
parce qu’elles sont plus abandonnées , d’autre part, si elles
ont un peu d’intelligence, elles peuvent être formées plus
facilement, et sans danger pour les autres, aux bonnes habitudes de
la maison. C’est pour ce motif que le règlement permet de les
admettre depuis dix ans, mais seulement jusqu’à seize. Les sœurs reçoivent à peu près
sans contrôle les enfants qui sont présentées. La pauvreté, loin
d’être un obstacle à leurs yeux, est plutôt une recommandation.
Plus de 300 demandes sont inscrites pour la maison de Marsonnas et la
maison est entièrement pleine.

La quête a
toujours été le seul moyen d’existence de l’oeuvre, et
il est de plus plus nécessaire d’y avoir recours, à mesure que
les charges deviennent plus lourdes. Il est facile en effet de
comprendre que le travail des religieuses, le travail de quelques
infirmes qui en sont capables et les modiques sommes que donnent
quelquefois les personnes qui placent les enfants, ne comptent guère
en face des dépenses qu’exige le plus nécessaire ».
Alice
Anna était donc « pupille
de l’asile de
Marsonnas»
après
1906 puisqu’elle est mentionnée dans le recensement de cette même
année ; le
terme « pupille
de l'asile »
fait
référence à une
enfant placée
sous la tutelle de cette
institution religieuse.
En
1907, Alice Anna n’avait que 7 ans….
En
1911, la famille a déjà quitté Plombières-les-Bains : mais
pour s’installer où ? Dans le Jura ? A la recherche d’un
établissement susceptible d’accueillir Alice Anna ?
Il est indéniable
que la famille était en grande précarité, mais Alice Anna n’était
pas orpheline. Alors pourquoi un placement dans un tel
établissement ? Etait-elle une enfant
jugée « rebelle »
ou souffrant de troubles psychologiques
– vous noterez que dans les textes de
l’époque on parle « d’idiote » ou
bien porteuse d’un autre handicap ?
Sans informations
spécifiques sur le dossier d'Alice, il m’est difficile de
déterminer la raison exacte de son admission. Mais le contexte de
l'époque suggère qu’elle était atteinte d’une vulnérabilité
ou d’un comportement considéré comme « dérangeant »
pour la société….. Ses parents ont dû la garder auprès d’eux
jusqu’à ne plus savoir comment l’aider… du moins, j’aime à
le penser. Ils ont dû espérer que leur enfant pourrait bénéficier
d’un encadrement, d’une éducation et d’une formation
professionnelle appropriée - comme la blanchisserie, par exemple –
Mais Alice Anna n’a pas vécu plus de quatre années dans cet
établissement.
Pour surajouter à
mon désarroi, l’acte ne mentionne pas la cause de son décès,
comme la plupart de ces actes-là d’ailleurs. Alice Anna a pu
décéder d’une maladie infectieuse telle que la tuberculose, la
scarlatine, la diphtérie ou autres infections respiratoires ou
gastro-intestinales courantes, souvent fatales, surtout dans les
communautés fermées comme les couvents ; les conditions
d'hygiène et les traitements médicaux n'étaient pas aussi avancés
qu'aujourd'hui.
Et même si
l'établissement était géré par des religieuses, les ressources
étaient souvent limitées. La malnutrition, le surpeuplement ou des
conditions sanitaires rudimentaires affaiblissaient la santé des
résidentes et les rendaient encore plus vulnérables aux maladies.
Si Alice souffrait
d'une condition médicale sous-jacente ou d'un handicap qui n'était
pas bien compris à l'époque – ce qui est probablement le cas - il
est possible qu'elle n'ait pas reçu les soins appropriés pour gérer
cette maladie. Et puis, je n’oublie pas que des accidents -
domestiques ou pas - pouvaient survenir à tout moment.
Alice
Anna est donc décédée en pleine adolescence.
Mais pour
connaître les causes de son décès, il me faudra rechercher
d’autres pistes : peut-être
contacter directement l’établissement de Marsonnas – qui se
nomme désormais « Notre
Maison »
- en espérant que l’institution a conservé quelques archives
susceptibles de m’être adressée ; en dernier recours, il me
restera les archives du Jura (Série H-dépôt ou Q) où sont
notamment conservées les archives hospitalières - et des hospices
et asiles. Mais
je pourrais tout aussi bien attendra leur numérisation….
*
Pour
en savoir plus :
Guerre franco-allemande de 1870 — Wikipédia
Histoire et faste de Plombières-les-Bains - BLE Lorraine
Decouverte_du_patrimoine_de_plombieres.pdf
Le
pupille adolescent et l'inspecteur : une difficile transition
vers l'âge adulte l'exemple du département de l'Ain (1871-1914) |
Cairn.info