jeudi 22 mai 2025

Alice Anna DEIBER (1894 – 1911)

Dans chaque arbre généalogique, il existe des branches discrètes, des silhouettes effacées, des noms à peine inscrits. Parmi eux, certains ont vécu à l’écart du monde, enfermés dans des asiles, des hôpitaux psychiatriques, des camps, ou des institutions dont on parlait peu — voire jamais.

Internés pour des raisons médicales, sociales, politiques ou simplement parce qu’ils ne rentraient pas dans les normes de leur temps, ces femmes et ces hommes ont souvent été tus, dissimulés, oubliés. Leur trace est difficile à retrouver, leur histoire pleine de silences. Les archives sont parcellaires, les récits familiaux parfois muets ou marqués de honte.

Et pourtant, ils ont existé. Ils ont eu une place dans une fratrie, une lignée, un village. Leur vie, bien que marginalisée, fait partie intégrante de notre histoire familiale. Les redécouvrir, c’est leur rendre leur humanité. C’est aussi interroger les mécanismes d’exclusion d’une époque, comprendre le poids du silence, et reconnaître que la généalogie ne parle pas seulement des vivants glorifiés, mais aussi des absents effacés.

Donner une voix à ces invisibles, c’est faire de la mémoire un acte de justice.

*

Toujours à la recherche de mon AAgrand-père Emile DEIBER – qui a migré en 1871 d’Oberhaslach (Bas-Rhin) à Reims (Marne), puis de Mouy (Oise) à Warmeriville (Marne) en 1883, je suis tombée par hasard sur un ancêtre dont je ne soupçonnais pas l’existence. Comme quoi, le hasard fait de belles choses. Et surtout, réhabilitent des ancêtres effacés….

Alice Anna DEIBER est la fille de Louis, petit frère cadet d’Emile, mon SOSA 16 ; je suis donc une arrière-petite-fille d'un cousin d'Alice Anna, nièce d’Emile.

Alice Anna est née le 23 avril 1894 à Plombières-les-bains, petite commune des Vosges, réputée pour ses thermes.

En 1871, son père Louis a dû quitter son Alsace natale et partir avec toute la fratrie pour la ville de Reims ; mais désireux de s’émanciper de la tutelle paternelle, Louis prend le chemin de Plombières-les-bains, dans les Vosges : il y trouvera un emploi de « cocher » durablement, une épouse Marie Joséphine LEMERCIER – sa cadette de 12 ans - et fondera une famille.

À l’orée du XXe siècle, Plombières-les-Bains rayonne déjà comme l’une des stations thermales les plus prisées de France. Nichée au cœur des Vosges méridionales, cette cité attire curistes et aristocrates en quête de soins et de mondanités.

Plombières-les-Bains est célèbre depuis l’Antiquité pour ses sources chaudes naturelles, mais connaît un nouvel âge d’or sous le Second Empire, lorsque Napoléon III y fait construire les Thermes Napoléon, vaste édifice de pierres aux allures impériales, doté de bassins de marbre, de galeries voûtées et de cabines modernes pour l’hydrothérapie. En 1900, les eaux de Plombières, riches en soufre et en minéraux, continuent d’être réputées pour soulager rhumatismes, affections digestives et troubles nerveux.

Pour le plus grand plaisir des Plombinoises et des Plombinois, la ville s’organise autour des thermes comme une élégante vitrine de la Belle Époque. Les hôtels de luxe rivalisent de faste : façades sculptées, salons lambrissés, vérandas fleuries et orchestres de salon accueillent les hôtes de marque. La promenade dans les jardins, les excursions en calèche ou les bals en soirée font partie du quotidien des curistes. Le Casino, enfin, ajoute une touche de frivolité et de raffinement. Temple du divertissement mondain, il propose spectacles, concerts, jeux de cartes et roulette, dans une ambiance feutrée où se croisent élégantes en robes longues et messieurs en redingote.

Dans ce décor animé, Louis, le cocher, n’est pas en reste : il savoure chaque trajet à travers les rues animées en promenant tout ce beau monde venu des quatre coins du pays.

Lorsque Alice Anna arrive, la famille réside rue de l’Hôtel de Ville ; elle y restera jusqu’en 1901.

Pourtant, en 1896, Louis a été victime d’un terrible accident, si terrible que la presse l’a même signalé ; mais le gaillard est dur à la douleur et il reprend son travail de cocher.

La ville Plombières-les-Bains regorge de curistes qu’il faut transporter d’un endroit à un autre. Louis est de toutes les courses et par tous les temps, à travers ville, à travers champs…


En 1903, naît Marie Louise, puis – enfin un garçon ! – Robert en 1906 ; la famille déménage sur les hauteurs de la ville, rue d’Epinal. Loin des festivités, du bruit et du vacarme…

Alice Anna grandit avec ses frère et sœur et puis tout bascule ; que s’est-il passé ?

Le 22 avril 1911, la jeune fille âgée désormais de 17 ans, décède à l’asile de Marsonnas.

Dans un rapport du Conseil Général du Jura, daté de 1898 (Gallica), on peut lire que « la maison de Marsonnas donne asile à 140 infirmes soignées et entretenues par 25 religieuses. Parmi ces infirmes, une trentaine est complètement idiote, à peu près 90 le sont à demi, et les autres sont aveugles, boiteuses, sourdes-muettes ; Comme il y a toujours pour elles les mêmes raisons d’êtres à la maison, on les y garde jusqu’à leur mort. (…) Depuis quelques années, les idiotes seules sont reçues dans la maison ; il y a bien des

établissements fondés en faveur des autres genres d’infirmités, tandis qu’il d’y en a presque point en faveur de celui-là. Entre les idiotes même, on choisit celles qui n’ont plus de mère et qui sont les plus jeunes. D’une part, il y a pour elles plus de périls, parce qu’elles sont plus abandonnées , d’autre part, si elles ont un peu d’intelligence, elles peuvent être formées plus facilement, et sans danger pour les autres, aux bonnes habitudes de la maison. C’est pour ce motif que le règlement permet de les admettre depuis dix ans, mais seulement jusqu’à seize. Les sœurs reçoivent à peu près sans contrôle les enfants qui sont présentées. La pauvreté, loin d’être un obstacle à leurs yeux, est plutôt une recommandation. Plus de 300 demandes sont inscrites pour la maison de Marsonnas et la maison est entièrement pleine.

La quête a toujours été le seul moyen d’existence de l’oeuvre, et il est de plus plus nécessaire d’y avoir recours, à mesure que les charges deviennent plus lourdes. Il est facile en effet de comprendre que le travail des religieuses, le travail de quelques infirmes qui en sont capables et les modiques sommes que donnent quelquefois les personnes qui placent les enfants, ne comptent guère en face des dépenses qu’exige le plus nécessaire ».

Alice Anna était donc « pupille de l’asile de Marsonnas» après 1906 puisqu’elle est mentionnée dans le recensement de cette même année ; le terme « pupille de l'asile » fait référence à une enfant placée sous la tutelle de cette institution religieuse. En 1907, Alice Anna n’avait que 7 ans….


En 1911, la famille a déjà quitté Plombières-les-Bains : mais pour s’installer où ? Dans le Jura ? A la recherche d’un établissement susceptible d’accueillir Alice Anna ?

Il est indéniable que la famille était en grande précarité, mais Alice Anna n’était pas orpheline. Alors pourquoi un placement dans un tel établissement ? Etait-elle une enfant jugée « rebelle » ou souffrant de troubles psychologiques – vous noterez que dans les textes de l’époque on parle « d’idiote » ou bien porteuse d’un autre handicap ?

Sans informations spécifiques sur le dossier d'Alice, il m’est difficile de déterminer la raison exacte de son admission. Mais le contexte de l'époque suggère qu’elle était atteinte d’une vulnérabilité ou d’un comportement considéré comme « dérangeant » pour la société….. Ses parents ont dû la garder auprès d’eux jusqu’à ne plus savoir comment l’aider… du moins, j’aime à le penser. Ils ont dû espérer que leur enfant pourrait bénéficier d’un encadrement, d’une éducation et d’une formation professionnelle appropriée - comme la blanchisserie, par exemple – Mais Alice Anna n’a pas vécu plus de quatre années dans cet établissement.

Pour surajouter à mon désarroi, l’acte ne mentionne pas la cause de son décès, comme la plupart de ces actes-là d’ailleurs. Alice Anna a pu décéder d’une maladie infectieuse telle que la tuberculose, la scarlatine, la diphtérie ou autres infections respiratoires ou gastro-intestinales courantes, souvent fatales, surtout dans les communautés fermées comme les couvents ; les conditions d'hygiène et les traitements médicaux n'étaient pas aussi avancés qu'aujourd'hui.

Et même si l'établissement était géré par des religieuses, les ressources étaient souvent limitées. La malnutrition, le surpeuplement ou des conditions sanitaires rudimentaires affaiblissaient la santé des résidentes et les rendaient encore plus vulnérables aux maladies.

Si Alice souffrait d'une condition médicale sous-jacente ou d'un handicap qui n'était pas bien compris à l'époque – ce qui est probablement le cas - il est possible qu'elle n'ait pas reçu les soins appropriés pour gérer cette maladie. Et puis, je n’oublie pas que des accidents - domestiques ou pas - pouvaient survenir à tout moment.

Alice Anna est donc décédée en pleine adolescence.

Mais pour connaître les causes de son décès, il me faudra rechercher d’autres pistes : peut-être contacter directement l’établissement de Marsonnas – qui se nomme désormais « Notre Maison » - en espérant que l’institution a conservé quelques archives susceptibles de m’être adressée ; en dernier recours, il me restera les archives du Jura (Série H-dépôt ou Q) où sont notamment conservées les archives hospitalières - et des hospices et asiles. Mais je pourrais tout aussi bien attendra leur numérisation….

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Pour en savoir plus :

Guerre franco-allemande de 1870 — Wikipédia

Histoire et faste de Plombières-les-Bains - BLE Lorraine

Decouverte_du_patrimoine_de_plombieres.pdf

Le pupille adolescent et l'inspecteur : une difficile transition vers l'âge adulte l'exemple du département de l'Ain (1871-1914) | Cairn.info



jeudi 15 mai 2025

Marie Catherine KETRER (1849 - ?), fille des pâtures et du silence

Lorsque j’ai découvert les actes d’état civil de Marie Catherine KETRER, j’ai voulu lui redonner une voix. Rien dans les registres ne parle d’elle vraiment ; elle appartient à ces ancêtres invisibles que nous croisons chaque jour dans nos arbres, mais en écoutant le vent de la Meuse, en regardant les collines, j’ai imaginé qu’elle aurait pu dire ceci ; simplement pour exister un peu….

*

Je suis Marie Catherine KETRER ; je suis née le 16 octobre 1849 à Broussay en Blois, un hameau paisible niché au creux des collines de la Meuse. On dit que le vent y parle aux arbres et que la terre garde les secrets de ceux qui la foulent. Moi, je suis née dans une famille de bergers, et c’est cette vie-là que j’ai connue, dès mes premiers pas.

Je suis née à la fin du jour, au crépuscule où seules les silhouettes des collines sont encore perceptibles ; j’ai poussé mon premier cri alors que mon père rangeait les moutons dans leur enclos. Il n’avait pas quitté ma mère de la journée, craignant à chaque hurlement de douleur la perdre pour toujours. Il est vrai que les femmes meurent souvent en couches dans nos contrées….

Si ma mère, Catherine BOUVEL, tient sa maison d’une main ferme, mon père Jean est un homme silencieux, au regard franc. Il a le dos usé par les chemins, les bottes pleines de boue, sa large cape qui pend lourdement sur ses épaules bien charpentées et des mains pleines d’histoires…. De larges mains sèches et crevassées qui ont caressé mille toisons, ramassé des agneaux frémissants à l’aube, soigné les blessures sans jamais se plaindre. Mais ces mains-là, celles de mon père, savent encore la douceur de mes longs cheveux lorsqu’il les pose sur ma tête, et qu’il semble dire « c’est bien ma fille ». Je me sens alors la personne la plus importante au monde, même si je ne suis qu’une petite bergère….

N’allez pas croire que je sois malheureuse même si je n’ai jamais connu l’abondance, mais j’ai grandi libre, entre pâturages et saisons. Toute petite, j’ai suivi les moutons dans les prés, appris à lire les nuages pour deviner le temps, à reconnaître les herbes qui soignent ou qui tuent. D’ailleurs, à Maxey, on nous prend un peu pour des sorciers…

L’école, je l’ai vue de loin. On dit que ça ne sert pas à grand-chose quand on est fille de berger. Mais j’ai appris à lire un peu, à écrire mon nom, et c’est déjà beaucoup pour une femme.

Dans notre famille, on ne s’encombre pas de lettres. Lire, écrire… ce n’est pas des choses pour une fille comme moi. Mon père dit souvent : « les livres, c’est bon pour les messieurs en ville, pas pour garder les brebis. Ce qu’il te faut, c’est de bonnes jambes, de bons yeux, et l’oreille fine pour suivre le vent et les bêtes ».

Et il n’a pas tout à fait tort. À quoi bon les pages noircies, quand l’herbe, le ciel, les saisons, te parlent plus fort que n’importe quel papier ? J’apprends en marchant, en observant, en répétant les gestes des anciens. Mon école, c’est la montagne. Ma bibliothèque, les récits au coin du feu.

Et puis, il faut aider. Maman a besoin de moi à la maison : pour traire, pour laver, pour raccommoder. Ce n’est pas un choix, c’est la vie. Une fille bien élevée se doit d’écouter ses parents, d’être utile, discrète, et laborieuse. L’école, je l’ai vue une fois ou deux, mais c’est loin, c’est cher, et on n’y envoie pas les filles pour leur plaisir.

Je n’en ai jamais voulu à personne. C’était comme ça, à cette époque. Et pourtant… parfois, en cachette, je regardais les lettres sur les sacs de farine, les affiches sur le mur de la mairie, et je me disais que ces signes devaient cacher quelque chose d’important. Quelque chose que je ne saurais jamais.

Et puis, un jour, au détour d’un sentier, alors que je menais mes bêtes vers les pâturages d’altitude, je l’ai vu. Il se tenait là, grand, droit, appuyé sur sa houlette, ses deux chiens à ses pieds. Il avait cette allure paisible et forte à la fois, et — pardonnez mon audace — il était beau comme un Jésus. Il émanait de lui une force tranquille, une présence qui m’a bouleversée.

Nous avons échangé quelques banalités. Puis, d'autres, un peu plus souvent. Et bientôt, c’était chaque jour. Je me suis mise à penser à lui la nuit, à l’attendre le jour.

Jean-Baptiste. Ce prénom seul sonnait comme une promesse. Savez-vous que c’est Jean-Baptiste qui annonça la venue du Christ et qui le baptisa dans le Jourdain ? Je me disais qu’un homme portant un tel nom ne pouvait être que bon.

Mais voilà… Jean-Baptiste avait passé les quarante ans. Et moi, j’étais encore sous l’autorité de mon père. Pour l’épouser, il me fallait son consentement — et ce n’était pas gagné.

Ce n’était pas gagné et pourtant, Jean Baptiste était berger comme mon père !

Lorsqu’ils se sont mariés, mon père avait neuf ans de moins que ma mère. Dans le village, les commères n’en revenaient pas : « Une femme de trente-sept ans qui attend son premier enfant ? C’est de la folie ! » disaient-elles. Pourtant, je suis née, bien portante, et mon frère Adolphe est né trois ans plus tard.

Moi, je n’attendrai pas si longtemps pour fonder une famille. On dit qu’on fait toujours mieux que ses parents… Mais à bien y réfléchir, je n’en suis plus si sûre.

Je ne voyais pas pourquoi mon père se serait opposé à ce mariage ; Jean Baptiste a bon cœur, et des mains sûres. Il sait la terre, les bêtes, les silences.

C’est vrai qu’il a deux fois mon âge et qu’il aurait pu être mon oncle – ou mon père – mais je ne cherche pas les bals ni les rubans ; je veux une vie solide, comme celle de ma mère. Je sais déjà entretenir une maison et je sais obéir comme toute femme de berger.

Mon père m’a regardé et il s’est contenté de murmurer :
« Qu’il vienne me parler. Un berger demande pas une brebis sans parler au maître de la bergerie. » Ça voulait dire oui.

Je n’ai jamais eu les épaules lourdes de regrets, car Jean-Baptiste a toujours été là. Présent, silencieux, solide. J’ai porté la vie comme une brebis, docile et confiante. Mais tous mes agneaux ont fini par partir.

Notre premier-né, Paul Adolphe, nous a quittés à 37 jours, tout juste. J’étais folle de chagrin.

L’hiver 1870-71 avait été terrible. On n’osait guère descendre au village, de peur de croiser les soldats prussiens. Les paysans de Maxey rapportaient des choses atroces. Les tirs de canon faisaient trembler la vallée, et les bêtes, affolées, refusaient même de sortir de la bergerie. Nous manquions de tout. Il n’y avait pas de quoi manger chaque jour, et le lait de mes seins s’est tari dans le froid, dans la peur, dans la faim.

Je m’étais jurée de faire mieux que mes parents. D’être plus forte, plus vigilante, de tenir mes enfants serrés contre moi, quoi qu’il en coûte. Mais l’hiver 1883-84 m’a brisé. Il m’a pris Anne-Marie Rosalie, ma belle et grande fille de douze ans, puis mon petit Émile Arsène, qui n’avait que six ans. Et quand je croyais que la peine ne pouvait plus rien m’arracher, ce fut Paul, le dernier, qui s’est éteint un soir de décembre 1888. Il n’avait que sept ans.

On dit souvent que la terre nourrit ceux qui la travaillent. Mais il y a des années où elle ne donne rien. Rien que du froid, de la peur, du silence et un grand malheur.

Sur les hauteurs de Maxey, la vie d’une mère ne tient qu’à quelques gestes : allumer le feu, traire les bêtes, pétrir un pain noir, garder les enfants au chaud. Elle n’a ni médecin, ni remède, ni répit. Quand un enfant tombe malade, on prie. Quand il ne mange plus, on attend. Un rien peut emporter un enfant : une toux qui ne passe pas, un ventre vide trop longtemps, un hiver trop rigoureux. Si la malnutrition affaiblit leur corps, les maladies font le reste ; pas de vaccins, plus de lait maternel, seulement un bouillon clair et des linges humides sur le front brûlant.

Et quand l’enfant part… oh mon Dieu, quand il part…. Et bien, on continue, parce que les vivants ont encore besoin de moi. On enterre le petit corps au cimetière du village, parfois sans pierre, parfois sans nom, mais jamais sans chagrin.

Et le lendemain, tout recommence ; il faut tirer l’eau du puits, bêcher la terre du potager, soigner le troupeau. La douleur de perdre un enfant, je la porte comme un tablier trop usé : elle fait partie de ma peau. Nous les femmes, savons que donner la vie, c’est risquer de la voir s’éteindre, sans cri ni explication.

Un à un, je les a perdus. De malnutrition, de maladies contre lesquelles je n’avais ni remède, ni savoir, ni secours, ni argent.

Et puis il y a eu lui. Jean-Baptiste. Mon homme. Mon roc.
Celui qui me regardait sans parler, qui savait les bêtes et les saisons, celui qui m’avait choisie quand je n’étais encore qu’une jeune fille. Il a tenu bon longtemps. Trop longtemps peut-être. Et un jour, lui aussi s’est couché, et ne s’est plus relevé.

J’ai porté six enfants. On dit que je les ai portés comme une brebis porte ses agneaux. Mais seuls deux ont survécu : Marie-Mathilde, mon aînée, et Adolphe Joseph Émile, son cadet de huit ans.

Ils n’ont pas repris la houlette de leur père. Ils n’ont pas foulé les pâtures de Maxey comme nous l’avions fait. Mais peut-on leur en vouloir ? Le monde autour de nous change déjà, alors ils ont suivi un autre chemin….

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Pour en savoir plus :

Des bergers transhumants en France du Nord-Est (Persée)

La bergerie, clair de lune | Jean Francois Millet

Le troupeau communal ovin et son berger lorrain

Femme_paysanne19e.pdf

Chapitre 4 - Le quotidien des femmes au xix e siècle | Cairn.info

vendredi 2 mai 2025

Odette Froyard en trois façons de Isabelle MONNIN


« Odette Froyard en trois façons » d'Isabelle Monnin est un roman qui retrace la vie de la grand-mère de l'autrice, Odette Froyard. À travers une enquête mêlant souvenirs, recherches historiques et fiction, Isabelle Monnin explore l'existence d'une femme ordinaire qui a traversé des périodes marquantes du XXe siècle.

Odette est née pendant la Première Guerre mondiale à Gray, en Haute-Saône, et a grandi dans un mystérieux orphelinat franc-maçon à Paris dans les années 1930. Son parcours la mène jusqu'aux horreurs du nazisme, et son histoire est marquée par le silence et l'invisibilité qu'elle a adoptés comme identité. Monnin, en pleine introspection, décide de redonner vie à cette femme en apparence sans histoire, en reconstituant son passé à partir de souvenirs et d'archives.

C'est un récit profondément humain qui interroge la mémoire familiale et la transmission des histoires oubliées. Et pourquoi trois façons ?

L’auteure reconstruit la vie de sa grand-mère à travers trois approches distinctes :

  • Des souvenirs personnels d'enfance et des bribes de mémoire exposés au fil de la reconstitution

  • Une enquête historique avec des recherches approfondies, en fouillant les archives et en interrogeant les membres de sa famille pour reconstituer les faits

  • Et enfin la fiction : face aux zones d'ombre et aux silences, Isabelle MONNIN comble les vides en imaginant ce que sa grand-mère aurait pu vivre, donnant ainsi une dimension romanesque à son récit.

Cette approche en trois temps permet à l'autrice de redonner vie à une femme qui semblait avoir disparu dans l'oubli ; c’est donc à la fois une enquête intime, une réflexion sur la condition féminine et l'oubli historique.

La lecture de ce livre m’a immédiatement replongée dans l’écrit d’Alain Corbin Le Monde retrouvé de Jean-Louis Pinagot que j’ai lu il y a déjà de très nombreuses années, alors que je ne participais à aucun challenge de lecture. Si les deux auteurs partagent une approche similaire – celle de redonner vie à des figures ordinaires – les méthodes sont différentes : Isabelle Monnin mêle souvenirs, recherches et fiction, tandis que Alain Corbin adopte une démarche historique rigoureuse, mais avec une dimension hautement littéraire. La première cherche à reconstruire la vie de sa grand-mère, tandis que le deuxième choisit au hasard un sabotier du XIXe siècle pour en faire le sujet de son enquête.

L’histoire d’Odette Froyard est peut-être un peu trop intime pour moi ; Odette est une grand-mère qui aurait pu être la mienne, tant son environnement me semble familier…. cependant, elle démontre bien que l'Histoire n'est pas seulement faite de grands personnages et d'événements majeurs, mais aussi de vies ordinaires qui méritent d'être racontées.

Mémoire et oubli, invisibilité et condition féminine, secrets tus et non-dits enfouis : ce livre distille, avec finesse, tous les ingrédients d’un grand récit sur l’héritage et la transmission.

A lire et à relire, sans aucune modération.