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Je suis Marie Catherine KETRER ; je suis née le 16 octobre 1849 à Broussay en Blois, un hameau paisible niché au creux des collines de la Meuse. On dit que le vent y parle aux arbres et que la terre garde les secrets de ceux qui la foulent. Moi, je suis née dans une famille de bergers, et c’est cette vie-là que j’ai connue, dès mes premiers pas.
Je suis née à la fin du jour, au crépuscule où seules les silhouettes des collines sont encore perceptibles ; j’ai poussé mon premier cri alors que mon père rangeait les moutons dans leur enclos. Il n’avait pas quitté ma mère de la journée, craignant à chaque hurlement de douleur la perdre pour toujours. Il est vrai que les femmes meurent souvent en couches dans nos contrées….
Si ma mère, Catherine BOUVEL, tient sa maison d’une main ferme, mon père Jean est un homme silencieux, au regard franc. Il a le dos usé par les chemins, les bottes pleines de boue, sa large cape qui pend lourdement sur ses épaules bien charpentées et des mains pleines d’histoires…. De larges mains sèches et crevassées qui ont caressé mille toisons, ramassé des agneaux frémissants à l’aube, soigné les blessures sans jamais se plaindre. Mais ces mains-là, celles de mon père, savent encore la douceur de mes longs cheveux lorsqu’il les pose sur ma tête, et qu’il semble dire « c’est bien ma fille ». Je me sens alors la personne la plus importante au monde, même si je ne suis qu’une petite bergère….
N’allez pas croire que je sois malheureuse même si je n’ai jamais connu l’abondance, mais j’ai grandi libre, entre pâturages et saisons. Toute petite, j’ai suivi les moutons dans les prés, appris à lire les nuages pour deviner le temps, à reconnaître les herbes qui soignent ou qui tuent. D’ailleurs, à Maxey, on nous prend un peu pour des sorciers…
L’école, je l’ai vue de loin. On dit que ça ne sert pas à grand-chose quand on est fille de berger. Mais j’ai appris à lire un peu, à écrire mon nom, et c’est déjà beaucoup pour une femme.
Dans notre famille, on ne s’encombre pas de lettres. Lire, écrire… ce n’est pas des choses pour une fille comme moi. Mon père dit souvent : « les livres, c’est bon pour les messieurs en ville, pas pour garder les brebis. Ce qu’il te faut, c’est de bonnes jambes, de bons yeux, et l’oreille fine pour suivre le vent et les bêtes ».
Et il n’a pas tout à fait tort. À quoi bon les pages noircies, quand l’herbe, le ciel, les saisons, te parlent plus fort que n’importe quel papier ? J’apprends en marchant, en observant, en répétant les gestes des anciens. Mon école, c’est la montagne. Ma bibliothèque, les récits au coin du feu.
Et puis, il faut aider. Maman a besoin de moi à la maison : pour traire, pour laver, pour raccommoder. Ce n’est pas un choix, c’est la vie. Une fille bien élevée se doit d’écouter ses parents, d’être utile, discrète, et laborieuse. L’école, je l’ai vue une fois ou deux, mais c’est loin, c’est cher, et on n’y envoie pas les filles pour leur plaisir.
Je n’en ai jamais voulu à personne. C’était comme ça, à cette époque. Et pourtant… parfois, en cachette, je regardais les lettres sur les sacs de farine, les affiches sur le mur de la mairie, et je me disais que ces signes devaient cacher quelque chose d’important. Quelque chose que je ne saurais jamais.
Et puis, un jour, au détour d’un sentier, alors que je menais mes bêtes vers les pâturages d’altitude, je l’ai vu. Il se tenait là, grand, droit, appuyé sur sa houlette, ses deux chiens à ses pieds. Il avait cette allure paisible et forte à la fois, et — pardonnez mon audace — il était beau comme un Jésus. Il émanait de lui une force tranquille, une présence qui m’a bouleversée.
Nous avons échangé quelques banalités. Puis, d'autres, un peu plus souvent. Et bientôt, c’était chaque jour. Je me suis mise à penser à lui la nuit, à l’attendre le jour.
Jean-Baptiste. Ce prénom seul sonnait comme une promesse. Savez-vous que c’est Jean-Baptiste qui annonça la venue du Christ et qui le baptisa dans le Jourdain ? Je me disais qu’un homme portant un tel nom ne pouvait être que bon.
Mais voilà… Jean-Baptiste avait passé les quarante ans. Et moi, j’étais encore sous l’autorité de mon père. Pour l’épouser, il me fallait son consentement — et ce n’était pas gagné.
Ce n’était pas gagné et pourtant, Jean Baptiste était berger comme mon père !
Lorsqu’ils se sont mariés, mon père avait neuf ans de moins que ma mère. Dans le village, les commères n’en revenaient pas : « Une femme de trente-sept ans qui attend son premier enfant ? C’est de la folie ! » disaient-elles. Pourtant, je suis née, bien portante, et mon frère Adolphe est né trois ans plus tard.
Moi, je n’attendrai pas si longtemps pour fonder une famille. On dit qu’on fait toujours mieux que ses parents… Mais à bien y réfléchir, je n’en suis plus si sûre.
Je ne voyais pas pourquoi mon père se serait opposé à ce mariage ; Jean Baptiste a bon cœur, et des mains sûres. Il sait la terre, les bêtes, les silences.
C’est vrai qu’il a deux fois mon âge et qu’il aurait pu être mon oncle – ou mon père – mais je ne cherche pas les bals ni les rubans ; je veux une vie solide, comme celle de ma mère. Je sais déjà entretenir une maison et je sais obéir comme toute femme de berger.
Mon père m’a regardé et il
s’est contenté de murmurer :
« Qu’il vienne me parler.
Un berger demande pas une brebis sans parler au maître de la
bergerie. » Ça voulait dire oui.
Je n’ai jamais eu les épaules lourdes de regrets, car Jean-Baptiste a toujours été là. Présent, silencieux, solide. J’ai porté la vie comme une brebis, docile et confiante. Mais tous mes agneaux ont fini par partir.
Notre premier-né, Paul Adolphe, nous a quittés à 37 jours, tout juste. J’étais folle de chagrin.
L’hiver 1870-71 avait été terrible. On n’osait guère descendre au village, de peur de croiser les soldats prussiens. Les paysans de Maxey rapportaient des choses atroces. Les tirs de canon faisaient trembler la vallée, et les bêtes, affolées, refusaient même de sortir de la bergerie. Nous manquions de tout. Il n’y avait pas de quoi manger chaque jour, et le lait de mes seins s’est tari dans le froid, dans la peur, dans la faim.
Je m’étais jurée de faire mieux que mes parents. D’être plus forte, plus vigilante, de tenir mes enfants serrés contre moi, quoi qu’il en coûte. Mais l’hiver 1883-84 m’a brisé. Il m’a pris Anne-Marie Rosalie, ma belle et grande fille de douze ans, puis mon petit Émile Arsène, qui n’avait que six ans. Et quand je croyais que la peine ne pouvait plus rien m’arracher, ce fut Paul, le dernier, qui s’est éteint un soir de décembre 1888. Il n’avait que sept ans.
On dit souvent que la terre nourrit ceux qui la travaillent. Mais il y a des années où elle ne donne rien. Rien que du froid, de la peur, du silence et un grand malheur.
Sur les hauteurs de Maxey, la vie d’une mère ne tient qu’à quelques gestes : allumer le feu, traire les bêtes, pétrir un pain noir, garder les enfants au chaud. Elle n’a ni médecin, ni remède, ni répit. Quand un enfant tombe malade, on prie. Quand il ne mange plus, on attend. Un rien peut emporter un enfant : une toux qui ne passe pas, un ventre vide trop longtemps, un hiver trop rigoureux. Si la malnutrition affaiblit leur corps, les maladies font le reste ; pas de vaccins, plus de lait maternel, seulement un bouillon clair et des linges humides sur le front brûlant.
Et quand l’enfant part… oh mon Dieu, quand il part…. Et bien, on continue, parce que les vivants ont encore besoin de moi. On enterre le petit corps au cimetière du village, parfois sans pierre, parfois sans nom, mais jamais sans chagrin.
Et le lendemain, tout recommence ; il faut tirer l’eau du puits, bêcher la terre du potager, soigner le troupeau. La douleur de perdre un enfant, je la porte comme un tablier trop usé : elle fait partie de ma peau. Nous les femmes, savons que donner la vie, c’est risquer de la voir s’éteindre, sans cri ni explication.
Un à un, je les a perdus. De malnutrition, de maladies contre lesquelles je n’avais ni remède, ni savoir, ni secours, ni argent.
Et puis il y a eu
lui. Jean-Baptiste. Mon homme. Mon roc.
Celui qui me regardait
sans parler, qui savait les bêtes et les saisons, celui qui m’avait
choisie quand je n’étais encore qu’une jeune fille. Il a tenu
bon longtemps. Trop longtemps peut-être. Et un jour, lui aussi s’est
couché, et ne s’est plus relevé.
J’ai porté six enfants. On dit que je les ai portés comme une brebis porte ses agneaux. Mais seuls deux ont survécu : Marie-Mathilde, mon aînée, et Adolphe Joseph Émile, son cadet de huit ans.
Ils n’ont pas repris la houlette de leur père. Ils n’ont pas foulé les pâtures de Maxey comme nous l’avions fait. Mais peut-on leur en vouloir ? Le monde autour de nous change déjà, alors ils ont suivi un autre chemin….
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Pour en savoir plus :
Des bergers transhumants en France du Nord-Est (Persée)
La bergerie, clair de lune | Jean Francois Millet
Le troupeau communal ovin et son berger lorrain
Chapitre 4 - Le quotidien des femmes au xix e siècle | Cairn.info