Depuis quelques temps, la famille est installée à Mouy. Théophile apprend peu à peu le métier que son père lui a enseigné : tisseur. Mais son père est différent ; en l’espace de quelques années, ils ont tous déménagé plusieurs fois : de la rue du Mont d’Arène à la rue des Trois-Piliers à Reims, puis départ pour Warmeriville où ils sont restés très peu de temps, et Bury...
Et puis, un jour, ce père disparaît. Théophile n’a alors que 14 ans….
C’est l’incompréhension totale : un vide immense envahit son cœur. Sa mère pleure tous les soirs, sa sœur et ses frères s’interrogent. C’est une douleur inexplicable, un mélange de tristesse, de colère, même. Mais la réalité brutale de cette disparition chamboule tout. Il se retrouve perdu dans un tourbillon d'émotions qu'il ne sait pas comment gérer, se posant mille questions sans réponses : Pourquoi lui ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi moi ? Pourquoi nous a t-il abandonné ? Que s’est-il passé ? La certitude d’une absence qui semble irréelle, d’un monde qui a perdu une part de sa couleur, est difficile à accepter.
Sa mère est dévastée. Longtemps ils ont tous espéré un retour, en vain.
Alors la vie a continué.
Un homme providentiel va remplacer ce père absent : Alfred Delarue. A ce jour, il ne sait pas encore qu’il va devenir son beau-père, quoique… Alfred a pris Théophile sous son aile et lui apprend le métier de chaussonnier, puis de cordonnier.
À 19 ans, après avoir traversé tant de pertes et de douleurs, Théophile cherche du réconfort, une sorte de repère dans ce monde qui lui paraît encore flou. Les filles sont une échappatoire, un moyen de se sentir compris, de retrouver un peu de chaleur humaine. C’est alors qu'il rencontre Clémence : Clémence est l’une des enfants d’Alfred. Elle est différente, douce mais pleine de vie, elle semble voir au-delà des murs qu'il a érigés autour de lui. Elle est un peu « son coquelicot », seul, au milieu d’un immense champs de blé. Elle l'écoute, le comprend sans jugement. Au fil du temps, Clémence devient une présence réconfortante, un rayon de lumière dans l’obscurité de ses pensées. Peut-être qu'avec elle, il pourrait un jour apprendre à apaiser ses blessures. Mais ce n’est pas facile. Le chemin vers la guérison est long et semé d’embûches, et parfois, les doutes l’envahissent encore. Mais Clémence est là, patiente, prête à marcher à ses côtés.
Il est bien plus agréable d’imaginer que mes ancêtres se sont unis par amour plutôt que par obligation. Même si, autrefois, les mariages étaient souvent dictés par des considérations économiques, sociales ou familiales, j’aime à croire que derrière ces unions se cachait aussi une véritable affection. Peut-être que certains regards échangés, des gestes tendres ou une complicité discrète témoignaient d’un amour sincère. Après tout, au-delà des conventions, l’être humain a toujours aspiré au bonheur et à la tendresse. Alors, je préfère me dire que mes ancêtres ont suivi leur cœur, autant qu’ils le pouvaient.
Il me plaît de croire que Théophile et Clémence se sont aimés. Peut-être que leurs premiers échanges se faisaient à l’atelier, entre le bruit cadencé des navettes et l’odeur du lin ou de la laine. Un regard furtif par-dessus un métier, un sourire échangé en roulant une bobine… Puis, au fil du temps, une complicité tissée dans le quotidien, des rires partagés en dévidant l’écheveau ou en parlant des rêves d’avenir.
Dans un monde où le travail laissait peu de place aux sentiments, leur amour aurait grandi en secret, comme un motif délicat apparaissant peu à peu dans une étoffe patiemment tissée. Et peut-être qu’un jour, au détour d’une foire ou d’une veillée, Théophile aurait trouvé le courage de lui murmurer que, pour lui, elle était la plus belle des fleurs, celle dont il ne voudrait jamais se séparer.
Théophile est alors un jeune homme aux cheveux clairs, aux sourcils blonds et aux yeux bleus pâles. De petite taille (1,63 m) sa bouche et son nez sont qualifiés de « moyens ». Ce n’est pas moi qui l’invente : c’est écrit dans son livret militaire.
Car l’amour, c’est une chose, mais le quotidien rattrape vite les amoureux. Marié le 23 décembre 1899, il doit partir au service militaire le 15 novembre 1900.
Soldat de 2ème classe, sous le matricule 709, il incorpore le 51ème puis le 12ème bataillon de Beauvais, grande ville au nord-ouest de Mouy. Ensuite, il est envoyé au fort d’Aubervilliers, près de la capitale, au 128ème régiment d’infanterie.
Théophile a confié sa femme à sa mère et à ses deux frères Gustave et Jules. Pendant ce temps, il apprend le maniement des armes, notamment le fusil Chassepot, puis le Leben, mais également celui des baïonnettes et autres équipements militaires ; les journées s’enchaînent, strictement structurées, où la discipline rigoureuse vise à inculquer l'obéissance et la cohésion de groupe. Théophile obtiendra aisément son « bulletin de bonne conduite » même s’il s’épuise à en perdre le souffle durant les marches forcées et les manœuvres.
Le 19 novembre 1903, il rentre chez lui ; il a effectué son service militaire, d’une durée de 3 ans. Comme tout « libéré » il passe dans la réserve de l’armée active. La séparation prolongée avec sa famille a été éprouvante sur le plan émotionnel. Il va pouvoir reprendre une activité professionnelle durablement et profiter, enfin, de Clémence et des enfants.
Même si l’on essaie de toujours faire mieux que ses parents, Théophile, à l’image de son père, a été contraint de déménager plusieurs fois.
A Mouy, les logements sont souvent insalubres et surpeuplés ; la proximité de la rivière Thérain y est pour beaucoup ; Théophile cherche toujours des conditions de vie meilleure, maintenant qu’il a trois fils : André, Charles et Henri, mon grand-père. Et puis les opportunités d'emploi changent rapidement avec l'industrialisation. Les usines et les ateliers ne cessent de s’accroître. Il quitte alors le domicile maternel, rue de Paris, pour installer sa famille rue d’Ully.
L’année 1911 restera gravée dans sa mémoire comme celle d’une perte irréparable. Sa mère s’en est allée, emportant avec elle la douceur de ses paroles et la chaleur de ses bras maternels. Chaque coin de la maison lui rappelle sa présence : le fauteuil où elle aimait se reposer, l’odeur de la soupe mijotant sur le feu, les gestes tendres d’autrefois. Mais désormais, tout cela n’est plus qu’un écho lointain. Elle n’avait pourtant que 60 ans. Et son père qui n’est jamais revenu….
Il aurait tant voulu la garder encore, entendre une dernière fois sa voix, sentir la caresse de sa main sur son front. Mais la vie, impitoyable, en a décidé autrement. Et 1911 est devenue, pour lui, l’année où tout a basculé.
Il lui reste le silence, un vide immense que seule la présence de Clémence peut encore combler.
Alors la famille déménage encore une fois, rue d’Heilles. Et enfin Paris !
Si la province s’épuise, Paris éblouit… Est-ce pour cette raison que Théophile part avec femme et enfants s’installer rue Broca dans le 5ème arrondissement. IL y vivra d’ailleurs jusqu’à ses derniers jours.
Depuis quelques années déjà, Théophile exerce le métier de « mégisseur » pour l’entreprise LEGENDRE puis l’entreprise LEMOINE ; en effet la Bièvre, un affluent de la Seine « passait par les 5e et 13e arrondissements ; longue de 33 km, elle prenait sa source dans les Yvelines et se jetait dans le fleuve au niveau de la gare d'Austerlitz » / Source Retronews.
Grâce à l’afflux des mégissiers, cordonniers, blanchisseurs, tisserands, le quartier de la rue Broca (Val de Grâce) s’urbanise très vite mais ce déferlement excessif « aura raison de la rivière puisque cette source d’eau potable devint un bourbier pollué et sale dans une période accablée par les épidémies ». Sur les quelques gravures retrouvées sur le web, on peut aisément imaginer la densité de population et la promiscuité qui y régnait ; les familles résidaient juste au dessus de la rivière, à la merci de toutes les mauvaises odeurs toxiques.
La Bièvre passait effectivement près de la rue Broca en 1914, mais la rivière a été progressivement enfouie sous le béton entre 1860 et 1912 pour des raisons sanitaires et d'urbanisation.
Marie Clémence, mon AGMP, n’y survivra pas. Le mois de janvier 1914 est particulièrement rude ; une vague de froid, de neige et de tempête s’abat sur Paris. L’épidémie de typhoïde fait également des ravages sur la capitale.
Marie Clémence décède le 13 janvier à son domicile ; elle avait seulement 30 ans….
Pour surajouter à la douleur de perdre son épouse, Émile Théophile est rappelé à l’activité au 119ème régiment d’infanterie territorial (RIT) le 1er août 1914….Il a alors 36 ans et est le père de 3 garçons, André 13 ans, Charles 11 ans et le jeune Henri 7 ans, mon grand-père paternel.
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