Le voyage avait été long et éprouvant ; Marie Anne n’avait jamais quitté son Alsace natale et ici, les rémois avaient des accents qu’elle ne comprenait pas. Emile travaillait du matin au soir, la laissant seule avec son angoisse…. Depuis qu’elle était arrivée ici, elle se demandait si elle avait pris la bonne décision ; elle avait laissé sa mère à Oberhaslach, qui n’avait pas accepté de quitté son époux, inhumé là-bas ; elle disait qu’elle ne ferait pas le voyage à 49 ans et que sa vie était ici, même si les Prussiens n’étaient pas toujours aussi faciles à vivre. Elle disait que les Alsaciens sont des travailleurs et qu’ils s’accommodent de tout, pourvu qu’on ne touche pas à leur tradition. Alors, à l’image de sa mère, Marie Anne devait être dure et ne pas pleurer devant l’enfant.
Pourtant, elle n’oubliera jamais ce chariot grinçant sur les routes cabossées, ce train qui sifflait dans la brume du matin, et de la foule bruyante de la gare lorsqu’ils arrivèrent enfin à Reims. La ville était si immense, animée d’une agitation qui la dépassait. Rien à voir avec son village, où elle connaissait chaque sentier, chaque coin de ruelle, chaque visage. À la maison, l’Alsace vivait toujours ; elle continuait de préparer les plats d’autrefois : kougelhopf les dimanches matin, baeckeoffe pour les jours de fête, et la flammenkueche pour les jours plus ordinaires..
Emile parlait de moins en moins de la terre qu’ils avaient laissée, mais dès qu’il le pouvait, il lisait le journal, à la cherche des nouvelles de ceux qui étaient restés.
En hiver 1871, elle avait perdu son petit Joseph d’à peine 6 mois et elle pense que son mari a pris sa décision de tout quitter en espérant des jours meilleurs pour faire vivre sa famille. Ces derniers temps, la mort rodait trop souvent sur le village.
Et une femme se doit d’écouter son mari : Émile avait peut-être raison….
*
L’Alsace n’était plus française. Après la guerre, leur terre avait été cédée à l’Empire allemand, et ceux qui refusaient de devenir sujets du Kaiser n’avaient qu’un choix : l’exil. Partir, tout quitter, abandonner leur maison, leur passé, leurs morts.
Dans le village, certains résistaient, d’autres hésitaient. Les voisins murmuraient, le regard fuyant. Fallait-il s’accrocher à leurs racines ou partir vers l’inconnu ? Mais pour le père de Marie Thérèse, il n’y avait pas d’hésitation : ils étaient français, et ils le resteraient. Même si cela signifiait fuir.
Le voyage vers Reims fut long. Les gares étaient pleines d’autres familles comme la leur, des Alsaciens aux valises trop légères, les yeux pleins de larmes retenues. Certains parlaient du pays comme s’il était déjà un souvenir lointain, d’autres gardaient l’espoir d’un retour. Mais Émile sentait bien que, pour eux, il n’y aurait pas de retour.
Marie Thérèse glissa timidement une main dans celle de son père et lui sourit ; elle aimait tellement ce père, dur comme un roc, ce père qui jamais ne faiblissait, car tout le monde le sa it, les hommes, ça ne pleure pas….
Émile pouvait être fier du chemin parcouru ; il travaillait avec acharnement, et sa famille grandissait. Aujourd’hui était un jour nouveau : Florentine Marie avait un peu plus d’un an ans et, dans le tumulte du quotidien, un moment d'exception venait illuminer son foyer : son premier fils était né !
Émile Théophile est né le 17 avril 1879 à Reims dans leur appartement du 34 rue du Mont d’Arène : un garçon est la promesse d’un avenir radieux : « Théophile, aimé de Dieu ». Émile est fou de joie : la naissance d’un « mâle » résonne comme le passage solennel du flambeau familial. C’est bien plus qu’un simple enfant ; c’est l’incarnation vivante d’un héritage précieux, la continuité d’un nom et d’une histoire qui s’étend bien au-delà du temps. Émile est persuadé que son fils porte en lui la fierté d’une lignée qui a su traverser les épreuves et les joies, les départs et les retours. Il sera le gardien d’un patrimoine familial, le lien vivant entre le passé glorieux et l’avenir à bâtir.
Dans les yeux de son fils, Émile y voit la promesse que, quoi qu’il advienne, l’esprit alsacien perdurera au fil des ans ; il se sent investi d’une mission sacrée : transmettre le savoir-faire, l’art de vivre, et la fierté d’appartenir à une terre aux valeurs inébranlables.
Mais Émile ne sait pas qu’au fil des années, ce fier héritage alsacien s’effacera comme les couleurs d’une aquarelle sous la pluie, dissoutes peu à peu dans le tumulte d’un monde en perpétuelle mutation.
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Les années passent, la famille s’agrandit : après Émile Théophile, sont arrivés Gustave Alphonse qui n’a vécu que 13 mois, Gustave Joseph, puis Jules Victor.
Émile Théophile devient un véritable rémois. Il aime cette ville, ses grandes avenues, ses maisons de pierre blanche, et la silhouette imposante de la cathédrale qui le fascine.
Pour lui, la cathédrale de Reims est un joyau de l’architecture gothique, le témoin imposant et majestueux du savoir-faire des bâtisseurs du Moyen Âge avec ses superbes tours qui s’élèvent haut vers le ciel. Et que dire de ces vitraux colorés, qui laissent filtrer la lumière.
Mais Théophile est encore trop jeune ; sinon l’école lui aurait appris que c’était un lieu où les rois de France étaient sacrés, et ceci depuis Clovis !
Son père pouvait bien lui parler de la collégiale Saint Florent de Niederhaslach, Théophile était sûr que rien ne pouvait surpasser cette grande Dame, peut-être celle de la capitale, mais la verrait-il un jour….
En 1872, de nombreux Alsaciens ont dû faire face à une décision difficile en raison du traité de Francfort, qui a cédé l'Alsace-Lorraine à l'Allemagne après la guerre franco-prussienne. Mais les Alsaciens expatriés sur Reims sont arrivés avec leurs compétences, leurs traditions et leur culture ; qualifiés et expérimentés, ils ont contribué à divers secteurs, notamment celui de l'artisanat (verrerie par exemple) et du textile. Leur contribution a permis le développement de nouvelles entreprises et l'expansion de celles déjà existantes, ce qui a stimulé l'économie de Reims.
Mais en 1880, des grèves ont éclaté en raison des conditions de travail difficiles et des bas salaires dans les usines textiles. Les ouvriers, confrontés à des journées de travail longues et harassantes, ont décidé de se mobiliser pour réclamer de meilleures conditions de travail et une augmentation de leurs salaires ; ces grèves ont duré 33 jours et ont eu un impact significatif sur l'économie locale, et sur la vie des familles.
Émile a déménagé sa famille en 1882, du 34 rue du Mont d’Arène au 2 rue des Trois-Piliers. Depuis quelque temps déjà, il pense à partir et mettre femme et enfants à l’abri. Il croyait avoir trouvé la sérénité dans ce pays rémois, mais il retrouve cette même agitation qui l’angoisse et le fait fuir. Et puis son fils décédé à 13 mois a replongé son épouse dans le désespoir et le mal du pays.
Lassé par l’agitation des manufactures, du tumulte des rues encombrées, et des habitations indignes et humides, Émile choisit de s’éloigner. Aspirant à un quotidien plus paisible, il quitte l’effervescence urbaine pour s’installer dans une région qui lui semble plus calme.
La famille s’installe donc à Warmeriville : là, au cœur de la campagne, il espère exercer son métier, bercé par le murmure du vent dans les arbres plutôt que par le vacarme des métiers mécaniques. Mais, ne dit-on pas que l’enfer est pavé de bonnes intentions….
La filature de Warmeriville est une usine de laine appartenant à la famille Harmel. Fondée par Jacques Joseph Harmel en 1841, cette filature produit de la laine cardée et peignée, principalement destinée à la fabrication de flanelle. Émile croit y trouver un espace de vie possible pour sa famille.
La filature de Warmeriville est prisée pour ses initiatives sociales, telles que la création d'une caisse d'épargne, d'une caisse de prêts sans intérêts, et d'une société de secours mutuel, toutes mises en place par Jacques Joseph Harmel ; bien que ces initiatives visent à améliorer les conditions de vie des ouvriers, il semble qu’Emile n’ait pas apprécié cette une vision paternaliste de l'entreprise. Il revient donc sur Reims dans la cité Béthény.
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Théophile grandit. Il est un élève appliqué, il sait qu’il ne peut discuter les ordres de son père : c’est ainsi. Un enfant de « tisseurs » doit suivre la tradition familiale ; alors Théophile s’est formé peu à peu au métier. Dès l’âge de 10 ans, il a commencé par des tâches simples : préparer les fils, surveiller le métier à tisser, balayer, ranger, et assister son père dans son travail. Dans la famille, la transmission du savoir-faire est essentielle : être tisseur n’est pas seulement un métier, mais un héritage que chaque génération se doit de perpétuer. L’école, certes, est importante. Mais son père lui répète trop souvent qu’il faut apprendre un métier pour vivre et subvenir aux besoins d’une famille. Qu'une famille, c'est important, et qu'il faut en prendre soin...
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