mercredi 23 avril 2025

Nicolas DEIBER (1813 – 1882)

Quand on se lance dans la généalogie, on pense d’abord aux noms, aux dates, aux liens familiaux. Mais très vite, on se rend compte que retracer l’histoire de ses ancêtres, c’est aussi remonter le fil de la grande Histoire. Chaque génération a vécu dans un contexte particulier, marqué par des événements, des guerres, des changements de frontières et des bouleversements sociaux.

Et quand, comme moi, on a des racines en Alsace, ce lien avec l’Histoire devient encore plus évident, je dirai même incontournable. Car l’Alsace, à elle seule, est un concentré d’Histoire mouvementée : tantôt française, tantôt allemande, elle a vu ses habitants changer de nationalité sans changer de maison. Comprendre le parcours de mes ancêtres alsaciens, c’est aussi plonger dans les complexités de cette région frontière, si riche, si chargée d’émotions et de mémoires.

Voici donc l’histoire de Nicolas DEIBER.

Nicolas : voici un prénom qui possède une résonance particulière en Alsace, car il est associé à Saint Nicolas, une figure emblématique et profondément enracinée dans la culture et les traditions alsaciennes. La fête de Saint Nicolas, célébrée le 6 décembre reflète l'influence à la fois germanique et catholique sur l'identité régionale. Car je n’oublie pas que le grand-père paternel de Nicolas, Johannes (Jean), est venu au début du XVIIIème siècle de sa Bavière natale.

L'Alsace a commencé à être intégrée à la France en 1648, grâce aux traités de Westphalie, qui ont mis fin à la guerre de Trente Ans. Auparavant, l’Alsace appartenait au Grand Empire Germanique. L'intégration complète de la région ne s’est pas faite sans douleur, culminant en 1681 avec l'annexion de Strasbourg par Louis XIV : cette date est d’ailleurs souvent considérée comme le moment où l'Alsace est devenue définitivement française.

*

Nicolas est donc né le 7 janvier 1813 à Oberhaslach, en Alsace ; il est mon SOSA 32.

Nicolas est le fils de Nicolas, tailleur de pierres et également membre du Conseil Municipal – une belle intégration patriotique - et de Anne Marie TRENCK, alsacienne depuis plusieurs générations. Il est le 5ème enfant d’une fratrie de 11 ; avant lui, sont nés :

  • Florent, son aîné de 9 ans : il sera tailleur de pierres, comme son père,

  • Antoine, son aîné de 7 ans, : lui aussi sera tailleur de pierres,

  • Catherine, qui ne vivra qu’une année et Anne, son aînée de 3 ans : elle épousera un cultivateur d’Oberhaslach et ne survivra pas à la naissance de son 1er enfant

Viennent ensuite après lui :

  • Katarina, sa cadette de 2 ans, qui ne vivra qu’une seule année, suivie de Catherine, qui disparaîtra tout aussi vite,

  • Rosine, sa cadette de 6 ans,

  • Hubert, son cadet de 7 ans,

  • Joseph, son cadet de 10 ans,

  • et enfin Catherine, de 12 ans sa cadette.

Comme son père, Nicolas aurait pu devenir tailleur de pierres, mais il est devenu tailleur d’habits : comment un tel changement a pu s’opérer ? Pourquoi n’a t-il pas suivi la voie de son père, que s’est-il passé ?

Je ne suis pas allée très loin pour trouver la réponse : son grand-père maternel Florent TRENCK, natif de longue date d’Oberhaslach, était tisserand ; voilà donc une opportunité qui a dû séduire Nicolas. Mais pas facile à vivre pour son père, qui a vu l’un de ses fils choisir un autre métier que le sien….

A ses 20 ans, Nicolas part au service militaire obligatoire, qui en 1833, est d’une durée de 7 ans ; il y a déjà cinq années que Nicolas a perdu ses parents et qu’il est hébergé par son frère aîné Antoine :

Au bout de sept trop longues années, Nicolas revient « à la maison » ; il épouse alors Marie Anne KLEIN, dont la famille oberhaslachoise est installée depuis quelques générations.

Le couple vit dans une grande maison traditionnelle, en pierres du pays, mélange d'influences architecturales alsaciennes et vosgiennes. Il y élèvera ses enfants :

  • Edouard (1842 – 1923) qui ne quittera pas l’Alsace,

  • Emile ( 1844 – disparu), mon SOSA 16

  • Charles (1846 -?)

  • Charles (1848 - 1898)

  • Marie Catherine (1850 – 1879), décédée en couches d’un enfant mort-né

  • Florent (1854 – 1931)

  • Thérèse (1856 – 1856)

  • Et Louis (1858 – après 1931).

L'Alsace était une région en plein essor industriel, notamment dans le textile. Nicolas a vu son père et ses frères travailler la pierre, maîtrisant les outils et l’attention du détail, des compétences par ailleurs qui peuvent très bien être transférées à la couture et à la confection d'habits.

Car la couture est un mélange subtil de technique et de créativité. Être précis et ordonné garantit des finitions impeccables et des vêtements qui s'adaptent parfaitement. Quant à la créativité, elle permet de concevoir des pièces uniques qui reflètent une personnalité ou répondent à des besoins spécifiques. Tailleur de pierres est un métier physiquement exigeant et souvent dangereux. Le tailleur d’habits reste à domicile et « madame » s’attache aux délicates finitions.

Mais la vie d’un Alsacien n’a rien d’un long fleuve tranquille...

Ainsi, le tailleur d’hier devient bûcheron. Non pas par passion pour la hache ou les forêts profondes, mais parce qu’il faut bien vivre, nourrir les siens, tenir debout. Ses mains habiles qui cousaient des étoffes élégantes s’endurcissent au bois et à la corvée. Ce n’est pas un renoncement : c’est une preuve de résilience.

*

L’année 1869 avait commencé sous un ciel prometteur. En juin, il avait dû marier rapidement son fils Emile dont la promise attendant un joyeux évènement ; en novembre la naissance de sa première petite-fille Marie Thérèse avait rempli la maison d’un bonheur discret mais profond, effaçant toutes les contrariétés des mois précédents. Une nouvelle génération venait de voir le jour, promesse d’avenir, prolongement des siens. Son épouse l’avait bercée avec des gestes pleins de tendresse, des gestes qu’il croyait oubliés depuis longtemps. Les rires du nourrisson, les regards émerveillés de l’enfant, tout cela lui avait réchauffé le cœur comme un feu doux au creux de l’hiver.

Mais les saisons ont tourné, et l’automne s’est montré cruel.
Quatre jours plus tard, sa douce et tendre compagne de toute une vie s’est éteinte : elle n’avait que 50 ans….

Sans éclat, sans drame, juste cette absence qui s’installe soudain comme un froid qu’on ne chasse pas. Elle était son ancrage, sa confidente, la mémoire de leurs années passées. Son départ a laissé un vide que rien ne saurait combler, pas même les rires d’un enfant.

Alors cette année 1869, il ne saurait la qualifier. Était-elle belle, parce qu’elle lui avait donné la joie d’être grand-père ? Ou terrible, parce qu’elle lui avait arraché l’amour de sa vie ? Peut-être était-elle simplement humaine — tissée d’espoir et de peine, de promesses et de pertes. Comme toutes les vies, au fond. Et pas le temps de se lamenter….

En 1870, la guerre éclate entre la France et la Prusse, marquant le début d’un conflit aussi bref que brutal. Très vite, l’armée prussienne, bien préparée et très déterminée, déferle sur le territoire français avec une puissance fulgurante, violente, affligeante. Après plusieurs défaites françaises, dont la cuisante capitulation de Sedan, la France s’incline. Le traité de Francfort, signé en 1871, scelle une douloureuse défaite : l’Alsace et une partie de la Lorraine sont annexées par l’Empire allemand. Vous avez bien lu « annexée » mais certains entendront « vendues »...

L’Alsace bascule sous domination allemande, et avec elle, des milliers de vies.
Dans les foyers alsaciens, ce ne sont pas seulement les frontières qui changent, ce sont aussi les cœurs qui se divisent, des fratries qui se déchirent. Une même famille se retrouve face à un choix impossible : rester sur la terre natale, désormais allemande, ou partir vers la France de l’Intérieur, quitte à tout abandonner.

Mes ascendants directs ont fait le choix de partir ; loin de moi l’idée de les juger mais je m’interroge sur les motivations. Quitter Oberhaslach signifie abandonner ses biens, ses terres et ses outils, ce qui représente un sacrifice financier énorme ; c’est aussi abandonner les tombes où leurs morts ont été déposés…. bien sûr, ils ont pu emporter quelques affaires, mais le plus gros est resté en raison de contraintes logistiques et financières trop importantes.

En 1871, Nicolas est l’aîné de la fratrie ; la plupart de ses frères et sœurs sont décédés ou bien mariés ; Rosine, trop rapidement veuve, restera à Oberhaslach avec ses deux enfants encore vivants ; le « petit » Joseph est déjà parti s’installer à Neufchateau, dans les Vosges, pour mener sa vie avec Marie Anne.

Autour du patriarche, les discussions sont animées : Nicolas écoute chacun de ses enfants et respecte leurs choix :

  • l’ainé Edouard, reste à Oberhaslach ; c’est un solide gaillard qui vient de prendre épouse et son fils a tout juste quelques mois ; profondément enraciné dans sa région, il ne quittera pas son village, faisant courir le risque d’une mort certaine à son fils Florent,

  • Emile, jeune marié à mon SOSA 17, ne discutera pas l’ordre paternel ; mais il perdra un fils alors âgé de 6 mois à l’issue d’un long voyage qui les mènera tous à Reims,

  • Charles, tout juste majeur, Florent 15 ans et Louis 13 ans seront également du voyage,

  • quant à Marie Catherine, 20 ans, elle prend le parti de son frère ainé ; elle épouse quelques années plus tard un oberhaslachois, pour mourir en couches d’un premier enfant né sans vie…..

Même s’il fut douloureux de partir, Nicolas a respecté le choix de tous : certains ont énoncé des incertitudes liées à cet exil, comme rechercher un nouvel emploi, aller vers l’inconnu et se faire accepter des autres, ou bien encore trouver un hébergement pour toute la famille, avec le souci de ne pas être séparés. Et qui allait s’occuper de leur maison lorsqu’ils seraient partis….

Nicolas a entendu les motivations des uns et des autres, ceux qui souhaitaient rester avec leur communauté, s’occuper des enfants ou des parents plus âgés.

Ceux qui sont partis voulaient conserver leur nationalité française, refusant de vivre sous le joug de la domination allemande. Même s’ils avaient conscience de la difficulté de l’entreprise, pour eux, partir était avant tout un acte de fidélité à la France.

Peut-être y a t-il eu des éclats de voix, des échanges un peu vigoureux, mais Nicolas se souvient surtout des silences lourds, des absences qui pèsent aux repas de famille, des souvenirs partagés devenus source de malaise. Chacun a ses raisons, chacune légitime, mais incompatibles. Ainsi, au-delà des lignes de front, la guerre a laissé une cicatrice invisible : celle des familles divisées non par la haine, mais par des choix douloureux dictés par l’Histoire.

Du jour au lendemain, les Oberhaslachois deviennent sujets d’un empire auquel ils n’ont jamais prêté allégeance. Ceux qui font le choix déchirant de l’exil quittent leurs terres, leurs maisons, et parfois même leurs racines, pour s’installer dans d’autres régions de France, avec l’espoir de préserver leur langue, leur culture, et leur liberté.

Nicolas doit composer avec une nouvelle réalité. Il faut s’adapter, se réinventer. Le savoir-faire, l’identité, les rêves – tout cela doit parfois être mis de côté pour répondre à l’urgence la plus simple : survivre. Car n’oublions pas, derrière chaque Alsacien exilé ou resté, il y a une histoire de compromis, d’efforts silencieux et d’adaptations forcées. Car si l’on ne choisit pas toujours son destin, on peut choisir de l’affronter avec courage.

*

Nous sommes en 1872 lorsque toute la famille arrive à Reims, rue du Mont d’Arène. Sur son lit de mort, Nicolas avait promis à sa femme Marie Anne de veiller sur les enfants. Il a tenu sa promesse, mais pour combien de temps encore….
A 59 ans, le 23 septembre 1872, il opte pour la nationalité française, mais il porte en lui une blessure profonde, presque une plaie ouverte. Séparé de sa terre natale, il a vu s’évanouir les paysages de son enfance – les collines douces, la forêt mystérieuse et ses géants, les villages aux toits pentus –, mais surtout les visages familiers, les traditions familiales et la langue dialectale qui berçaient son quotidien. Ici, à Reims, il n’est qu’un étranger…..

L’Alsace, pour lui, n’est plus une région, c’est un foyer intérieur, un lieu de l’âme dont il se sent irrémédiablement privé. Il a tenté de recréer ailleurs des « bouts » d’Alsace – organiser des repas à base de choucroute ou de baeckeoffe, transmettre quelques mots d’alsacien à ses enfants, ou bien des chants populaires autour d’un verre de bière dorée mais son héritage peine à trouver preneurs. À mesure que les années passent, le deuil ne s’apaise pas : au contraire, la douleur s’installe, tenace, et colore chacun de ses jours d’une légère teinte de mélancolie.

Les jeunes de Reims, tournés vers la modernité et les promesses d’un avenir francophone unifié, voient dans son dialecte un vestige désuet : trop compliqué à apprendre, trop éloigné de la nouvelle identité française qu’ils forgent. Ses récits de veillées au coin du feu, où l’on parlait de lutins et de légendes vosgiennes, n’allument plus la curiosité dans leurs yeux, qui cherchent avant tout à s’inscrire dans le grand courant national.

À force de constater ce désintérêt, il s’est senti dépossédé, comme si le fil qui le retient à sa terre natale se distendait. Pourtant, chaque mot d’alsacien qu’il prononce reste pour lui un lien sacré, chaque recette qu’il partage est un fragment de soi. Mais dans la ruelle rémoise, son accent fier et ses gestes traditionnels finissent par se fondre dans l’anonymat, et son exil se révèle double : non seulement la perte de sa patrie, mais aussi la réticence des jeunes à perpétuer ce qui, pour eux, appartient désormais au passé.

Nicolas n’a jamais pu tourner la page ; son exil n’a pas seulement déplacé son adresse ; il a arraché une part de son identité. Et tant qu’il n’aura pas fait la paix intérieure avec ce pays perdu, il continuera de vivre avec ce regret lancinant, comme un écho immuable du passé. Bien sûr, il est reparti quelquefois à Oberhaslach, mais à chaque fois, il a dû revenir, car il est désormais français.

En ce jour d’octobre 1882, Nicolas repose, immobile, au fond d’un lit de l’hospice de Reims. Autour de lui, les râles et les quintes de toux des autres pensionnaires résonnent dans les couloirs ; comment est-il arrivé là, dans ce lieu sinistre et misérable…

À l’orée de sa fin de vie, il laisse errer ses pensées vers le passé, ressassant les souvenirs de sa décision d’exil. Ce choix, jadis imposé par les tourments de la vie, l’a conduit à côtoyer la misère et à éprouver la pesanteur de la solitude.

Il ne sait plus très bien si ce sont ses larmes qui voilent sa vue ou les gouttes de pluie qui glissent le long des vitres. La nuit tombe, enveloppée de brume, et dans le flou du crépuscule, il croit entrevoir le doux visage de sa tendre Marie Anne.

Il n’a plus la force de se lever. Il sourit à l’idée, qu’une fois encore, il ne touchera pas à son repas. Mais à quoi bon….

Il sent la fin approcher. Plus rien ne le retient ici d’ailleurs. Mais il est en paix : il a tenu la promesse faite à la mère de ses enfants. Ils ont grandi, trouvé leur place dans le monde, travaillé, bâti leur propre foyer. Tout est bien pour le meilleur des mondes. Il est temps, à présent, de rentrer à la maison.

Nicolas est parti dans la nuit du 23 octobre 1882, sans faire de bruit.


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Pour en savoir plus :

Quand l’Alsace est-elle devenue française ? Histoire et dates clés de son rattachement à la France (Tourisme Nord Alsace)

Alexis Keller : les Alsaciens en Algérie entre 1830 et 1870 - Archives dela ville et de l'Eurométropole de Strasbourg

Registres de contrôles de troupes et registres matricules - Rechercher dansles instruments de recherche - Mémoire des hommes

La rue du Mont-d’Arène – ReimsAvant

L’exil des Alsaciens-Lorrains. Option et famille dans les années 1870 |Cairn.info

L’émigration des Alsaciens suite à la guerre de 1870/71 — Hopla net